Fidélité dans le temps

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«Aujourd'hui si vous écoutiez sa voix» (Psaume 95,7): dans la Bible, c'est l'alliance avec le Seigneur qui définit le temps d'Israël, le temps du peuple de Dieu; un temps existentiel, mesuré par rapport au davar, la parole-événement du Seigneur, et à l'obéissance du peuple de Dieu à cette parole.

«Aujourd'hui si vous écoutiez sa voix» (Psaume 95,7): dans la Bible, c'est l'alliance avec le Seigneur qui définit le temps d'Israël, le temps du peuple de Dieu; un temps existentiel, mesuré par rapport au davar, la parole-événement du Seigneur, et à l'obéissance du peuple de Dieu à cette parole. Dans l’Écriture, le temps est toujours lié à l'historicité radicale de l'homme, à sa structure de créature qui, dans l'aujourd'hui, choisit son destin entre la vie et la mort, entre la bénédiction et la malédiction. Pour cela, l'histoire est orientée vers un télos — à la fois fin et but — dévoilé par les interventions de Dieu et qui se manifeste dans les progrès et les régressions de l'humanité; c'est une histoire de salut, parce que Dieu appelle continuellement l'homme à cheminer vers la lumière, vers un but qui est le Royaume, et il lui fournit les moyens de le faire, dans l'attente du shalom, don de Dieu et couronnement de la fidélité des hommes.

C'est cette conception du temps que prolongera le Nouveau Testament: «la plénitude du temps» (Galates 4,4) étant venue, Dieu envoie son Fils, né d'une femme; et sa vie, sa passion-mort-résurrection se révèlent comme des événements historiques uniques, situés en un temps précis, qui inaugurent les temps derniers, où nous vivions dans l'attente de sa venue dans la gloire, dans l'attente du Royaume et du renouvellement de tout le cosmos.

La première venue de Jésus, dans la chair, a marqué le début d'un kairós, d'un temps propice, qui définit tout le reste du temps. Jésus, pour inaugurer son ministère, annonce que «le temps est accompli» (Marc 1,15), que l'heure de la pleine réalisation a commencé, qu'il faut se convertir et croire à l’Évangile (Marc 1,15; Matthieu 4,17). Par conséquent, il faut utiliser le temps: le temps de la grâce est une réalité en Jésus Christ! La passion, mort et résurrection de Jésus ne sont pas simplement un événement du passé, mais bien la réalité du présent, de sorte que l'aujourd'hui concret est immergé dans la lumière du salut. Ce temps est le temps favorable, le jour du salut (cf. 2 Corinthiens 6,2)!
La première attitude du chrétien face au temps est alors de saisir dans son propre aujourd'hui l'aujourd'hui de Dieu, en prêtant obéissance à la Parole qui retentit aujourd'hui. Ainsi, notre rapport au temps, à Chrónos, ce tyran qui dévore ses fils, se transforme et assume des connotations précises: il s'agit de savoir «discerner le temps» (cf. Luc 12,56), d'«interpréter les signes des temps» (Matthieu 16,3), pour parvenir à reconnaître le «temps de la visite de Dieu» (Luc 19,44). Le croyant sait que ses temps sont entre les mains de Dieu: «Je dis: c'est toi mon Dieu! Mes temps sont dans ta main» (Psaume 31,15-16).

C'est là l'attitude fondamentale: nos jours, en effet, ne nous appartiennent pas, ils ne sont pas notre propriété. Les temps sont à Dieu; c'est pourquoi, dans les Psaumes, l'orant demande à Dieu: «Fais-moi savoir, Seigneur, ma fin et quelle est la mesure de mes jours» (Psaume 39,5); et il invoque: «Fais-nous savoir comment compter nos jours, que nous venions au cœur de la sagesse» (Psaume 90,12). La sagesse du croyant consiste à savoir compter ses jours, à savoir les lire comme un temps favorable, comme l'aujourd'hui de Dieu qui fait irruption dans son propre aujourd'hui.
Le chrétien doit «veiller et prier en tout temps» (Luc 21,36), engagé dans une lutte anti-idolâtre où le temps aliéné est l'idole, le tyran qui cherche à dominer et à rendre l'homme esclave. Pour Paul, le chrétien doit chercher à utiliser le temps à disposition pour pratiquer le bien (cf. Galates 6,10), il doit tirer profit du temps et, surtout, en homme sage, il doit sauver, racheter, libérer, affranchir le temps (cf. Ephésiens 5,16; Colossiens 4,5).
Tout cela, parce que le temps du chrétien est un temps de lutte, d'épreuve, de souffrance. Même après la victoire du Christ, après sa résurrection et la transmission des énergies du Ressuscité au chrétien, l'influence du «dieu de ce monde» (2 Corinthiens 4,4) reste encore à l'œuvre, de sorte que le temps du chrétien reste un temps d'exil, de pèlerinage, (cf. 1 Pierre 1,17), dans l'attente de la réalité eschatologique où Dieu sera tout en tous (cf. 1 Corinthiens 15,28).

Le chrétien sait, en effet, — et il ne se lassera pas de le répéter, à une époque qui n'a plus le courage de parler de persévérance et moins encore d'éternité, à une époque réduite à l'immédiat et à l'actualité — le chrétien sait que le temps est ouvert à l'éternité, à la vie éternelle, à un temps rempli seulement de Dieu: c'est là la fin de tous les temps, où «Jésus Christ est le même hier et aujourd'hui, et le sera à jamais» (Hébreux 13,8; cf. Apocalypse 1,17). Le télos de nos vies est la vie éternelle et nos jours sont donc l'attente de cette rencontre avec le Dieu qui vient.
Si cela est la dimension authentique du temps du chrétien, nous pouvons saisir la profondeur et la portée de ces affirmations de Dietrich Bonhoeffer: «La perte de la "mémoire morale" n'est-elle pas la raison de la ruine de toutes nos attaches à autrui: amour, mariage, amitié, fidélité? Rien ne tient, rien n'est fixe. Tout est à court terme et à brève portée. Mais les manifestations de la justice, de la vérité, de la beauté, bref toutes les grandes actions ont besoin de beaucoup de temps, de stabilité, de "mémoire", au risque de dégénérer. Celui qui n'a pas l'intention de répondre d'un passé et de façonner un avenir, n'a pas de mémoire, et j’ignore comment on peut saisir un tel personnage, le rendre conscient et le forcer à vous faire face.»

Écrites il y a plus de cinquante ans, ces lignes sont encore très actuelles et posent le problème de la fidélité et de la persévérance: des réalités rares aujourd'hui, des mots que nous ne savons plus prononcer, des dimensions ressenties même parfois comme suspectes et dépassées et dont — pense-t-on — seuls quelques nostalgiques des «valeurs de jadis» pourraient espérer le retour. Mais si la fidélité est une vertu essentielle à toute relation interpersonnelle, la persévérance est la vertu spécifique du temps: pour cela, la fidélité et la persévérance nous interpellent par rapport à la relation à l'autre. Mais ce n'est pas tout; les valeurs que nous proclamons tous comme grandes et absolues n'existent et ne prennent forme que grâce à ces deux qualités: que serait la justice sans la fidélité d'hommes justes? Que serait la liberté sans la persévérance d'hommes libres? Aucune valeur et aucune vertu n'existent sans la persévérance et la fidélité! De la même manière, sans fidélité, il n'existe pas d'histoire commune, faite ensemble. Aujourd'hui, en un temps fragmenté et sans liens, ces réalités représentent un défi pour l'homme, et pour le chrétien en particulier. Ce dernier, en effet, sait bien que son Dieu est le Dieu fidèle, qui a manifesté sa fidélité dans le Fils Jésus Christ, «l'Amen, le Témoin fidèle et vrai» (Apocalypse 3,14) en qui «toutes les promesses de Dieu ont leur oui» (2 Corinthiens 1,20).
Ces dimensions sont donc inhérentes aux caractères historique, temporel, relationnel, incarné de la foi chrétienne, et elles la définissent comme une responsabilité historique.

La foi perd son caractère abstrait quand elle ne se limite plus à donner forme à une saison ou à une heure de la vie de l'homme, mais qu'elle modèle le cours de l'existence entière, jusqu'à la mort. Dans cette entreprise, le chrétien sait que sa fidélité est soutenue par la fidélité de Dieu à son alliance, qui, dans l'histoire du salut, a pris la forme de la fidélité à l'infidèle, du pardon, a assumé les situations de péché, de misère et de mort de l'homme, par l'incarnation et l'événement pascal. La fidélité de Dieu envers l'homme est ainsi devenue une responsabilité illimitée à l'égard de l'homme. Et cela indique que les dimensions de fidélité et de persévérance posent à l'homme la question encore plus radicale de la responsabilité. Être irresponsable, tout comme être narcissique, c'est ne jamais être fidèle. Cela, notamment, parce que la fidélité est toujours une fidélité à un «tu», à une personne aimée ou à une cause que l'on aime comme un «tu»: toute fidélité n'est donc pas authentique! La rancune est elle aussi, à sa manière, une forme de fidélité, mais dans le domaine de la haine. Or la fidélité dont nous parlons se produit dans l'amour, s'accompagne de gratitude, comporte la capacité de résister à ce qui la contredit.
Jankélévitch définit la fidélité comme «la volonté de ne pas céder au penchant apostatique». Elle est pour cela une lutte active dont le champ de bataille est le cœur humain. C'est dans le cœur que se joue la fidélité!

Cela signifie qu'elle n'est vivable qu'en fonction de la liberté intérieure de chacun, de la maturité humaine et de l'amour! Les infidélités, les abandons, la rupture des engagements pris et des relations auxquelles on s'était engagé, ces situations que nous rencontrons souvent dans notre quotidien, entrent fréquemment dans ce cadre. Et elles disent combien il est réducteur, à l'intérieur de l’Église, de ramener le problème de la fidélité et de la persévérance, et donc de leur contraire, uniquement à une dimension juridique, à une loi à observer. Ce qui est en jeu est toujours le mystère d'une personne, et non pas simplement un geste de rupture à sanctionner. Le geste de rupture doit être compris comme le révélateur de la situation du cœur, c'est-à-dire de la personne. Plus encore: en profondeur, la dimension de l'infidélité n'est pas étrangère à notre fidélité même, comme l'incrédulité traverse aussi le cœur du croyant. Que serait la Bible, si ce n'est le témoignage de la fidélité tenace et obstinée d'Israël à vouloir raconter l'histoire de sa propre infidélité face à la fidélité de Dieu? Mais comment reconnaître notre propre fidélité si ce n'est à partir de la foi en Celui qui est fidèle? En ce sens, le chrétien fidèle est celui qui est capable de memoria Dei, qui se souvient des actions du Seigneur: le souvenir toujours renouvelé de la fidélité divine est ce qui peut susciter et soutenir la fidélité du croyant, tout en lui révélant sa propre infidélité. Et c'est exactement ce qui se produit, au cœur de la vie de l’Église, dans l'anamnèse eucharistique.

Tiré de ENZO BIANCHI, Les mots de la vie intérieure, Cerf, 2000.