Contemplation

Huile sur faesite, cm 55 x 42
WILLIAM CONGDOM, Crucifix n°8, 1961

Les mots de la spiritualité
par Enzo Bianchi
Le contemplatif est un expert dans l'art du discernement de la présence de Dieu, présence qui n'est pas limitée aux lieux sacrés

«Contemplation» est un mot classique du vocabulaire chrétien. C'est pourtant aussi un mot dont on abuse, que l'on utilise pour indiquer une «spécialisation» particulièrement élevée de l'expérience chrétienne, par opposition à la «vie active», selon un schématisme qui lacère l'unité fondamentale et la simplicité de l'expérience chrétienne. Dans le Nouveau Testament, le vocable «contemplation», en grec theoría, n'apparaît qu'une seule fois (en Luc 23,48) et il a pour objet le Christ crucifié: «Toutes les foules qui étaient venues pour ce spectacle (theoría: il faut entendre la crucifixion), voyant ce qui était arrivé, s'en retournaient en se frappant la poitrine.» Le terme désigne donc le «spectacle concret de Jésus de Nazareth, "Roi des Juifs" crucifié» (Giuseppe Dossetti). C'est dès lors à partir de ce centre focal, irréductible et indélébile, le Christ crucifié, que doit être évaluée l'authentique contemplation chrétienne. Un autre vocable, beaucoup plus fréquent dans le Nouveau Testament, correspond à cette theoría: gnôsis, «connaissance», ou epígnosis, «sur-connaissance». Mais ce terme aussi renvoie à la centralité de la croix du Christ, vrai noyau originel de la connaissance chrétienne (cf. 1 Corinthiens 2,2) et donc de l'annonce (1 Corinthiens 1,23) et de la pratique (Marc 8,34) chrétiennes.

Au cœur de la contemplation chrétienne, il y a donc la croix du Christ: elle sert de norme et elle inspire le contenu de la foi («non pas ce que je veux, mais ce que tu veux», Marc 14,36), et aussi la forme que la foi doit assumer dans l'histoire («non pas comme je veux, mais comme tu veux», Matthieu 26,39). Il ne s'agit donc pas d'une chose réservée aux mystiques ou aux moines, mais d'une réalité à laquelle est appelé chaque baptisé: en effet, celui qui a été baptisé a été introduit dans la vie en Christ (Romains 6,1-6), il a revêtu le Christ (Galates 3,27), et la contemplation-connaissance chrétienne ne vise rien d'autre qu'à conformer au Christ l'existence personnelle et ecclésiale des chrétiens. Le Crucifié contemplé parvient à donner forme au visage et au témoignage du simple croyant et de la communauté ecclésiale dans son ensemble. Le contemplatif n'est donc pas un homme qui fuit la compagnie des hommes ou s'évade de l'histoire, mais un croyant qui cherche à discerner dans l'histoire et dans les hommes, dans les événements et dans sa propre personne, la présence du Christ. Il est celui dont le regard est tellement affiné qu'il sait reconnaître que le temple de Dieu («contempler», par son étymologie, renvoie au templum, à l'art d'«observer les profils du temple»), et donc la demeure de l'Esprit Saint et le lieu de l'inhabitation du Christ, c'est l'homme lui-même.

Oui, le contemplatif est un expert dans l'art du discernement de la présence de Dieu, présence qui n'est pas limitée aux lieux sacrés, ne se réduit pas au religieux, mais est diffuse partout.
La contemplation chrétienne est une activité transitive et impliquante, qui se révèle capable de façonner une humanité renouvelée, de recréer le cœur de l'homme: «Montre-moi ta qualité humaine et je te montrerai ton Dieu», disait Théophile d'Antioche; et l'icône parfaite du Dieu-homme est le Christ crucifié, que l'on peut faire connaître, que l'on peut rendre visible à l'humanité par la compassion sans limite pour l'homme qui souffre, par la miséricorde pour l'homme pécheur, dans la pleine solidarité de celui qui se sait tout aussi pécheur. Du reste, la contemplation du Crucifié conduit immédiatement à la vision du propre péché, à la connaissance de soi comme pécheur, et elle se conclut donc en repentance et en conversion: ayant contemplé le Crucifié, «les foules s'en retournaient en se frappant la poitrine» (Luc 23,48). Oui, comme le disait Isaac de Ninive: «Celui qui sait voir son propre péché est plus grand que celui qui voit les anges.» La contemplation chrétienne est ainsi dirigée vers la charité, la makrothymía, la compassion, la dilatation du cœur; elle est un événement qui ne «saute» pas la médiation ecclésiale, ni celle des sacrements, mais qui se manifeste dans une vie, tant personnelle que communautaire, en état de conversion.

Plus encore. La contemplation chrétienne conduit aussi à une capacité de jugement et de regard critique sur l'histoire: ce n'est pas un hasard si Jean, le témoin de la crucifixion (cf. Jean 19,35-37), est devenu dans la tradition «le voyant», «le théologien», «le contemplatif», et qu'on lui ait attribué la composition de l'Apocalypse, un texte qui sait porter un regard critique, sévère et pénétrant, sur le totalitarisme de l'empire romain et lire l'histoire avec les yeux de Dieu, c'est-à-dire avec l'esprit imprégné de l’Évangile. Ce n'est que de là, en effet, que peut naître un regard sur l'histoire qui sache y discerner le péché de l'homme et la présence de Dieu.
C'est effectivement de l'écoute de la Parole que naît la contemplation chrétienne: cette dernière se fonde sur le primat accordé à la Parole de Dieu dans la vie du croyant et sur la foi que l’Écriture est la médiation privilégiée de cette Parole et de la présence de Christ. Dans la foi chrétienne — a-t-on dit — «on voit à travers les oreilles», c'est-à-dire que l'on accède à la contemplation à travers l'écoute. Et cela révèle que la contemplation chrétienne se produit dans un espace relationnel où l'initiative revient à Dieu, qui «nous a aimés le premier» (1 Jean 4,19), qui nous a parlé le premier, jusqu'à manifester dans le Fils la Parole faite chair. Cette Parole trouve dans l’Écriture un instrument privilégié de médiation, dans la communauté chrétienne le lieu de sa transmission et le milieu où elle est vécue et manifestée comme charité, dans la croix l'issue où elle conduit celui qui l'accueille radicalement (cf. le «langage de la croix» dont parle Paul), dans le compagnonnage avec les hommes l'espace où l'on témoigne d'elle avec fierté et douceur. C'est de cette Parole que jaillit la contemplation chrétienne.

Tiré de Enzo Bianchi, Les mots de la vie intérieure, Paris, Cerf, 2000.