Lutte spirituelle

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par Enzo Bianchi
La lutte spirituelle vise, selon la tradition chrétienne, à garder la «santé spirituelle» du croyant.  C'est grâce à cette lutte que l'amour est purifié

L'un des mouvements essentiels de la vie spirituelle chrétienne est la lutte spirituelle. L'Ecriture déjà exige du croyant une telle attitude: appelé à «dominer» à l'intérieur du créé, l'homme doit aussi exercer cette domination sur soi-même, sur le péché qui le menace. «Le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le» (Genèse 4,7). Il s'agit donc d'une lutte intérieure, qui ne s'oppose pas à des êtres extérieurs à soi, mais aux tentations, aux pensées, aux suggestions et aux dynamiques qui poussent à perpétrer le mal. Paul, en se servant d'images belliqueuses et sportives (la course, le pugilat), parle de la vie chrétienne comme d'un effort, d'une tension intérieure pour demeurer dans la fidélité au Christ, qui implique de démasquer les dynamiques à travers lesquelles le péché pénètre dans le cœur de l'homme, pour pouvoir combattre son surgissement. Le cœur, en effet, est le lieu de cette bataille. Le cœur compris, suivant l'anthropologie biblique, comme l'organe qui peut le mieux représenter la vie dans sa globalité: centre de la vie morale et intérieure, siège de l'intelligence et de la volonté, le cœur contient les éléments constitutifs de ce que nous, nous appelons la «personne» et s'approche de ce que nous définissons comme la «conscience». Mais tout cela, en christianisme, n'est en rien un simple mouvement de «discernement et d'ajustement psychologique»: c'est, Paul le dit, «le combat de la foi» (1 Timothée 6,12), le seul qui puisse être défini comme «bon».

Ce combat naît donc de la foi, du lien avec le Christ manifesté par le baptême; il se produit dans la foi, c'est-à-dire dans la confiance en la victioire déjà remportée par le Christ lui-même; et il conduit à la foi, à sa conservation et à sa fortification.
La lutte spirituelle vise, selon la tradition chrétienne, à garder la «santé spirituelle» du croyant. Son but est l'apátheia, qu'il ne faut pourtant pas comprendre dans le sens d'impassibilité, mais plutôt d'absence de pathologie. Ainsi, la lutte spirituelle réalise concrètement la visée thérapeutique de la foi. La vie spirituelle étant une vie très réelle et très concrète, elle doit être nourrie et fortifiée pour pouvoir croître et on doit en prendre soin quand elle est menacée dans son intégrité. Tant l'Orient que l'Occident chrétiens ont codifié les domaines, les espaces, où doit s'exercer une telle lutte pour maintenir le croyant dans une attitude saine, c'est-à-dire de communion et non de consommation. La tradition monastique a toujours affirmé avec force que la vie de foi prend la forme d'un combat incessant contre les tentations. Antoine, le «père des moines», a dit: «Le grand travail de l'homme, c'est de prendre sur soi-même sa faute devant Dieu et s'attendre à la tentation jusqu'au dernier souffle.» Mais que signifie «tentation»?
On indique par cette expression une pensée (les Pères grecs parlent de loghismoí), une suggestion, une impulsion qui vient de l'extérieur de l'homme (c'est-à-dire qu'on voit, qu'on entend, qui nous environne, etc.) ou de son intérieur même, de sa structure personnelle, de son histoire, de ses fragilités particulières, et qui insinue en l'homme la possibilité d'une action mauvaise, contraire à l’Évangile.

Du catéchisme fréquenté durant l'enfance, nombreux sont ceux qui se souviennent de la liste des «sept péchés capitaux», qui s'est diffusée dans le monde catholique surtout à l'époque de la Contre-Réforme, mais qui remonte à Grégoire le Grand, qui parlait de vaine gloire, d'envie, de colère, de tristesse, d'avarice, de gourmandise, de fornication. Cette liste de sept péchés était à son tour le remaniement d'une énumération de huit pensées mauvaises formulée par Evagre le Pontique, au IVe siècle, et vulgarisée en Occident par Jean Cassien. Si l'on relit aujourd'hui ces «péchés», en se défaisant de la grille moraliste et de la casuistique avec lesquels ils sont parvenus jusqu'à nous, et qu'on les interpelle comme des «rapports», on peut découvrir leur déconcertante modernité (nombreux sont ceux qui y ont vu une forme de psychanalyse avant la lettre); cette relecture peut nous aider à revenir au noyau profond et extrêmement simple dont ont surgi ces sept «péchés», au-delà des formes plus ou moins maladroites sous lesquelles ils nous ont été présentés.
Evagre parlait pour commencer de gastrimarghía, qui ne concerne pas seulement le rapport à la nourriture (et qu'il ne s'agit pas non plus de banaliser en «péché de gourmandise»), mais toute forme de pathologie orale (que l'on pense aux implications complexes de la boulimie et de l'anorexie). La porneía désigne ensuite les déséquilibres dans le rapport avec la sexualité, surtout la tendance à chosifier son propre corps et celui de l'autre, à absolutiser les pulsions et à réduire à un objet de désir celui qui est appelé à être un sujet d'amour. La philarghyría désigne certes l'avarice, mais l'expression renvoie plus profondément au rapport avec les choses et dénonce les tendances de l'homme à se laisser définir par ce qu'il possède.

L'orghé (colère) indique le rapport aux autres, qui peut être dénaturé par la colère jusqu'à la violence, et où le croyant est appelé à l'exercice (soit, étymologiquement, à l'ascèse) patient et fatigant de l'acceptation de l'altérité. La lype indique la tristesse, mais aussi la frustration de ceux qui ne vivent pas de façon équilibrée le rapport avec le temps et sont incapables d'unifier le temps de leur propre vie. L'homme en proie au spiritus trititiae, lacéré par la nostalgie du passé et les fugues irréelles dans l'avenir, est incapable d'adhérer à l'aujourd'hui, au présent. L'akedía (état de dépression; disparue dans la liste occidentale de Grégoire le Grand, probablement parce qu'elle a été intégrée dans la tristesse) désigne une paresse, un taedium vitae, une démotivation radicale qui devient pulsion de mort, voire tendance suicidaire. Elle se manifeste comme une instabilité radicale, un dégoût de ce que l'on vit, une volonté de réduire à néant sa propre existence, et elle révèle l'incapacité de vivre de façon harmonieuse le rapport à l'espace. La kenodoxía, vanité, est la tentation de se définir à partir de ce que l'on fait, de son travail, de ses œuvres: elle recouvre donc le domaine du rapport au «faire». Enfin la hyperephanía désigne la hybris dans le rapport à Dieu. C'est l'orgueil, l'affirmation de l'ego, la substitution de «Dieu» par «moi».

Il n'est pas difficile de voir que le combat spirituel, qui définit ces domaines — représentatifs de tous les rapports qui constituent la vie — comme ses «champs de bataille», veut guider le croyant à la maturité personnelle et au déploiement de la pleine liberté. La vigilance et l'attention sont la «fatigue du cœur» (Barsanuphe) qui consent au croyant d'en réaliser la purification: c'est du cœur en effet que proviennent les mauvaises intentions et c'est le cœur qui doit devenir demeure du Christ, grâce à la foi. En ce sens, la «garde du cœur» (phylakè tês kardías) est l'œuvre par excellence de l'homme spirituel, la seule vraiment essentielle. Mais comment se produit une telle lutte? La littérature ascétique, très étendue sur ce sujet, du Combat chrétien d'Augustin aux œuvres d'Evagre le Pontique et de Jean Cassien, jusqu'au célèbre traité Il combattimento spirituale (Le combat spirituel) de Lorenzo Scupoli (1530-1610), permet de déterminer un itinéraire précis, un dynamisme à travers lequel la tentation se développe dans le cœur humain et que le combat intérieur doit désarticuler. C'est un dynamisme en quatre temps fondamentaux: la suggestion, le dialogue, le consentement, la passion (ou le vice).
La suggestion est la manifestation, dans le cœur humain, de la possibilité d'une action mauvaise, coupable.

On peut discerner le caractère négatif de cette pensée dans le fait qu'elle provoque un trouble dans le cœur, qu'elle ôte la paix et la sérénité. Ce moment est absolument universel: personne n'en est exempt. Si l'on s'entretient et si l'on dialogue avec cette pensée, si l'on neutralise, en recourant à des expédients auto-justificateurs, l'embarras et le trouble qu'elle engendre dans les profondeurs de l'homme, elle devient alors peu à peu une présence irrésistible dans le cœur, une présence que l'on ne peut plus dominer mais qui domine l'homme. C'est à ce moment que se produit le consentement, c'est-à-dire une prise de position personnelle qui contredit la volonté de Dieu. Si les consentements se répètent, parce que l'on ne montre aucune capacité de lutte, on devient alors esclave d'une passion, d'un vice. Ce processus élémentaire peut par contre être interrompu par une lutte qui s'exerce immédiatement, au moment où naissent les pensées et les suggestions.
Mais encore une fois: quelles sont, très concrètement, les modalités d'une telle lutte? Avant tout l'ouverture du cœur dans le cadre d'une relation avec un père spirituel; puis la prière et l'invocation du Seigneur; l'écoute et l'intériorisation de la Parole de Dieu; une vie de relation, de charité, intense et authentique. Cette lutte exige ensuite une grande capacité de vigilance sur soi-même et sur les nombreux rapports que l'on entretient, sur lesquels peut se greffer la tentation, c'est-à-dire la possibilité de l'idolâtrie.

Les formes que peut revêtir l'idolâtrie sont nombreuses et embrassent la multiplicité des rapports anthropologiques fondamentaux. Le rapport à la nourriture, au corps et à la sexualité, aux choses (en particulier les biens, l'argent), aux autres, au temps, à l'espace, à ce que l'on fait et, enfin, à Dieu. Tous ces domaines de notre vie, qui définissent notre identité humaine et spirituelle, doivent être ordonnés et disciplinés à travers une lutte. Dans ces domaines, la tentation se présente toujours comme une séduction à vivre dans le régime de la consommation et non dans celui de la communion. Et pour cette raison, la lutte contre la tentation reçoit un enseignement éminent de l'eucharistie, qui célèbre précisément la vie comme communion avec Dieu et avec les hommes.
A cette lutte, il faut s'exercer: il faut avant tout apprendre à discerner ses propres tendances au péché, ses fragilités, les négativités qui nous marquent de façon particulière, puis les appeler par leur nom, les assumer et ne pas les refouler, et enfin se lancer dans la lutte, longue et fatigante, qui vise à faire régner en soi la Parole et la volonté de Dieu! L'organe de cette lutte est le cœur, entendu bibliquement comme l'organe de la décision et de la volonté, non pas tant celui des sentiments.

La capacité à la lutte spirituelle, l'apprentissage de l'«art du combat» (Psaume 144,1; 18,35), est essentielle pour accueillir la Parole de Dieu dans le cœur humain. Si elle manque, «les soucis du monde, la séduction de la richesse et les autres convoitises étouffent la Parole» dans le cœur de l'homme et cette dernière «demeure sans fruit» (Marc 4,19). Lorsque l'on a de l'expérience dans la lutte spirituelle, on sait que ce combat est plus dur que tous les combats extérieurs, mais on connaît aussi le fruit de la pacification, de la liberté, de la douceur, de la charité qu'il produit. C'est grâce à cette lutte que la foi devient une foi qui demeure, qu'elle devient persévérance. C'est grâce à elle que l'amour est purifié et ordonné. Le Patriarche œcuménique Athénagoras témoignait: «Pour lutter efficacement contre le mal, il faut savoir intérioriser la guerre pour vaincre en soi le mal. Il faut mener la guerre la plus dure, qui est la guerre contre soi-même. J'ai mené cette guerre. Pendant des années et des années. Elle a été terrible. Mais maintenant, je suis désarmé. Je n'ai plus peur de rien, car "l'amour chasse la peur". Je suis désarmé de la volonté d'avoir raison, de me justifier en disqualifiant les autres. Non, je n'ai plus peur. Quand on n'a plus rien, on n'a plus peur. "Qui nous séparera de l'amour du Christ?"» Oui, la tentation, comme l'a écrit Origène, «fait du croyant un martyr ou un idolâtre».