La gratuité du monachisme

Litografia
MARGHERITA PAVESI MAZZONI, Monaco con colomba
Lettre aux amis n° 51
Avent 2010

“Vous, les moines, vous chantez, qui vous écoute? Vous célébrez des liturgies, qui vous regarde? Vous veillez de nuit, qui s'en aperçoit? Mais vous montrez ainsi que vous ne préférez rien à l'amour du Christ”

Lettre aux amis n° 52 - Avent 2010 

Chers amis, hôtes, et vous qui nous accompagnez de loin,

Durant ces derniers mois, nous sont revenus plusieurs fois à l’esprit les mots que Paul VI avait adressés aux moines en 1966. Le pape écrivait alors : « Vous, les moines, vous chantez, mais qui écoute ? Vous célébrez des liturgies, mais qui vous regarde ? Vous veillez de nuit, qui s’en aperçoit ? Pourtant vous montrez ainsi que vous ne préférez rien à l’amour du Christ. » Vraiment, le trésor précieux de la vie monastique est caché et rien ou presque n’apparaît de la dimension essentielle de cette vocation : la gratuité des gestes quotidiens qui s’y accomplissent est souvent l’unique dimension « remarquable » dans un monde et une société qui semblent tout mesurer sur l’apparence, sur l’image, sur l’efficacité… Puis il arrive parfois que, en raison de circonstances inattendues, ce voile qui maintient secret l’essentiel est traversé d’un rayon de lumière ; alors, parmi ceux qui ignoraient même l’existence des moines ou en constataient l’insignifiance, nombreux sont ceux qui restent frappés de la charge d’humanité et de la dimension spirituelle qui peut émaner de vies si simples et cachées.

Durant les derniers mois, quelque chose de cette sorte s’est produit avec l’aventure des moines de Tibhirine, en Algérie, projetée subitement sous les feux de la scène internationale une quinzaine d’années après la tragique fin de leur vie : le film Des homme et des dieux a raconté à haute voix ce récit quotidien d’amour et de labeur que les moines trappistes avaient murmuré durant de longues années, sans se préoccuper d’avoir des retombées médiatiques, mais soucieux uniquement de rester fidèles à leur vocation d’ « obscurs témoins de l’espérance » là où le Seigneur et les vicissitudes de leurs vies les avaient placés. Or l’exceptionnel de leur vécu n’a certes pas été le dramatique épilogue, mais bien plutôt la persévérante stabilité dans une vie simple, fait de choses de tous les jours : tensions, peurs, divergences, moments de joie et de douleur, heures de travail et de prière, lecture amoureuse des Écritures et dialogue d’amour avec les hommes et les femmes avec qui ils entraient en contact… La vie monastique – vécue par une portion congrue de croyants qui professent une foi elle-même devenue minoritaire – est en réalité un choix tout humain, fait de gestes quotidiens, de limites et de peurs, de rythmes et d’épisode presque banals, qui n’apparaissent pas, dans la répétitivité du quotidien. Et il s’agit d’un choix réalisé par des personnes absolument normales, peut-être profondément différentes entre elles par la culture, la formation, la sensibilité, la provenance sociale : des personnes dans lesquelles chacun peut se reconnaître, qu’il partage ou non la même foi. Le monachisme, dans ses expressions les plus authentiques, a toujours été un choix de contre-culture, de marginalité volontaire et libre : non dans les sens qu’il s’agirait d’une option élitaire, adoptée par une groupe exclusif de purs et durs, mais dans sa capacité à ne pas se laisser conditionner par les comportements de la majorité, lorsque celle-ci se détourne des exigences évangéliques. Un phénomène marginal, donc, souvent périphérique même par rapport à l’Église – n’oublions pas que sa nature est fondamentalement non cléricale – mais non auto-exclusif : une manière « autre » d’être au cœur de l’humanité, là où battent les énergies vitales de toute vie commune… Ces moines ont su montrer la dimension quotidienne du bien, les potentialités normales et tout humaines que chacun d’entre nous porte en soi, la capacité d’aimer et d’être aimé sans calcul, la possibilité de vivre avec dignité même dans l’angoisse et la peur, le discernement laborieux pour affronter des situations dramatiques, en cherchant non pas comment s’en sortir à tout prix, mais plutôt comment pouvoir les traverser tous ensemble.


 

Un grand homme spirituel de notre temps, Timothy Radcliffe, a bien compris la dimension de gratuité de la vie monastique. Dans un texte d’il y a une dizaine d’années, lorsqu’il était maître général de l’ordre des dominicains, il décrivait ainsi le monachisme : « La vie du moine n’a pas de buts particuliers à atteindre, elle semble ne conduire nulle part et c’est une vie vécue dans l’humilité, “faite” d’humilité. Les différents aspects quotidiens de la vie monastique contribuent à créer ce vide dans lequel Dieu se fait une place. Un “vide” dont le sens se retrouve dans la célébration de la liturgie, dans le chant choral qui le comble des louanges de Dieu. Les moines sont généralement très occupés, mais ce n’est pas l’activité spécifique qui constitue le but principal de leur existence : ils travaillent la terre, mais ne sont pas agriculteurs ; ils enseignent, mais ne sont pas professeurs ; s’ils ont la responsabilité d’un hôpital ou d’une mission, ils ne sont pas en premier lieu médecins ou missionnaires. » C’est ce qu’un autre grand moine, Basil Hume, devenu archevêque de Westminster et cardinal, aimait répéter : « Nous, les moines, nous ne pensons pas avoir une mission ou une fonction spéciale dans l’Église, nous ne voulons pas changer le cours de l’histoire, nous sommes simplement là où nous avons été placés. » C’est précisément ce manque d’objectifs explicites qui montre que Dieu seul est la raison d’être, secrète et cachée, de la vie monastique. Dieu se manifeste comme le centre invisible de l’existence du moine, exactement dans la mesure où il ne cherche pas à fournir d’autre justification pour ce qu’il est. « La vie du moine – notait encore Timothy Radcliffe – témoigne justement de ceci : n’ayant rien de spécial aux yeux des gens, elle contient un vide en son centre, et c’est là que nous pouvons entrevoir le “trône” de Dieu, la gloire de Dieu. C’est une vie qui interroge également parce qu’elle semble ne conduire nulle part ; il n’y a pas d’échelons à gravir, ni de promotions à attendre ; le seul but à atteindre est l’humilité. Si, dans la pensée courante, une vie sans promotions, sans gratifications, n’a pas de sens, dans la vie des moines, c’est précisément cette absence de progression qui démontre que Dieu est le but ultime de l’existence. » Et voici comment le maître général des dominicains concluait sa réflexion : « Le degré le plus élevé de l’humilité pour un moine, c’est lorsqu’il découvre non seulement qu’il n’est pas le centre du monde, mais qu’il n’est pas même le centre de soi-même. Le vide dans lequel Dieu plante sa tente n’est pas uniquement au centre de la communauté, mais il est au centre de son être même. La vocation principale des moines est peut-être celle de montrer la beauté de ce vide, d’être individuellement et communautairement des temples dans lesquels la gloire de Dieu peut prendre demeure. »

En feuilletant  les autres pages de cette lettre, vous trouverez des nouvelles sur des colloques, des rencontres, des échanges, des voyages, des amitiés : toutes ces dimensions font partie de notre vie et nous sommes heureux de les partager avec vous, mais nous désirons vous dire que toutes ces initiatives ne sont pas le « but » de notre vie commune à Bose : ce sont plutôt des fruits que nous cueillons avec gratitude comme des dons immérités. La vérité de notre quotidien et de la vocation de chacun d’entre nous ainsi que de notre communauté réside dans un espace plus caché et profond, dans un « vide » habité par la miséricorde de Dieu : elle se situe dans la gratuité de notre présence ensemble jour après jour, prêts à recommencer après chaque chute, disposés à cohabiter avec l’aspect insignifiant de tant de nos geste habituels ; elle se trouve dans la joie simple de partager entre nous et avec vous cette humanité que le Seigneur Jésus a voulu assumer ; elle demeure dans l’alternance des heures et des saisons où se ravive l’attente du Seigneur qui vient ; elle loge dans le quotidien qui espère l’irruption de l’inédit, du Dieu qui s’est fait homme et qui a indissolublement lié sa conditions divine avec la pâte de notre humanité. Avec la création tout entière qui attend la rédemption, nous nous unissons à vous pour invoquer avec confiance : « Marana tha ! Viens, Seigneur Jésus ! »

Le prieur de Bose, fr. Enzo,
avec les frères et les sœurs de la communauté 
 
Lettre aux amis n° 52 - Avent 2010