Monachisme et œcuménisme

Les icônes de Bose, style copte - détrempe à l’œuf sur table cm 40x40
Christ et l’abbé Mena
Le monachisme apparaît comme un phénomène pan-chrétien: présent dans toutes les Églises, il représente une réalité partagée, dont la vocation est d’unir

Extraits d'une conférence de Enzo Bianchi

(…) Il faut faire d’abord un préambule: le monachisme constitue un phénomène humain avant même d’en être un chrétien. Présent dans toutes les grandes religions, même dans celles comme l’islam qui ont cherché, de fait, à le nier, il se nourrit d’une anthropologie propre. Le célibat, la vie communautaire ou la solitude, la recherche de l’absolu, l’ascèse sous ses différentes formes: tous ces éléments façonnent une vie à tel point marquée dans la chair, dans le corps, dans toute la personne, qu’ils induisent, de fait, à la conscience d’une similitude, d’une «monotropie» entre ceux qui les vivent dans des contextes religieux pourtant différents. Ce n’est pas par hasard que Thomas Merton a pu affirmer qu’il se sentait plus proche d’un moine bouddhiste que d’un ecclésiastique de l’appareil catholique…

C’est précisément pour cette raison que le dialogue interreligieux est pratiqué avant tout dans les monastères. À partir de la seconde moitié des années soixante (le congrès monastique inter-religieux de Bangkok, au cours duquel Merton trouva la mort, date de 1968), il croît et s’intensifie de manière peu visible mais intense et profonde, surtout à travers la pratique de l’accueil réciproque et de séjours dans les monastères, et même du partage de la vie quotidienne et de certaines pratiques ascétiques.

N’est-ce peut-être pas pour cette raison anthropologique, aussi, que le monachisme est resté longtemps une présence modeste mais significative dans les Églises de la Réforme, jusqu’à réapparaître – timidement au XIXe siècle et avec toujours plus de force au XXe – comme une forma vitae ayant pleinement le droit à l’existence, une vie au fort rayonnement spirituel dans les Églises protestantes elles-mêmes?


Cette qualité de phénomène anthropologique ne doit pas être minimisée ou négligée, parce que c’est notamment grâce à ce fait que le monachisme apparaît comme un phénomène pan-chrétien: étant présent dans toutes les Églises, il représente en soi déjà une réalité partagée, dont la vocation est d’unir et non de diviser.

Mais il existe d’autres raisons qui font du monachisme un lieu œcuménqiue.

a) Avant tout, le monachisme remonte plus loin qu’à la division de l’Église: ses racines se trouvent même dans l’ecclesia ex judaeis, l’Église syriaque, héritière directe des communautés judéo-chrétiennes néo-testamentaires. C’est en effet au sein de l’unique Église, aux IIIe et IVe siècles, qu’est née la vie monastique et qu’elle a revêtu les traits essentiels et définitifs qui la constituent. Par conséquent, les caractéristiques de l’Église indivise restent comme imprimées de manière indélébile dans le monachisme: des caractéristiques souvent liturgiques ou théologico-patristiques, mais aussi ecclésiologiques. Comment oublier, par exemple, que le témoignage charismatique du monachisme, à l’époque de l’Église indivise, était inséré dans la koinonía de l’Église locale, dont le cœur était l’eucharistie présidée par l’évêque? Et comment oublier que la vie monastique était alors une vie de simples baptisés, une vie de laïcs, rien d’autre qu’une diaconie parmi celles présentes dans une Église déterminée, une diaconie dont les membres se déclaraient engagés simplement à vivre et à approfondir leur vocation baptismale, sans avoir besoin de se définir «consacrés», ni de prétendre à une spécificité qui ne peut, quoi qu’il en soit, rien ajouter au baptême et qui risque même de troubler l’unité du plérôme ecclésial? Aussi longtemps qu’a duré l’unité des Églises, le monachisme est resté un, et son expression occidentale a toujours reconnu sa source dans le monachisme oriental des pères du désert, de Pachôme, de Basile, distinguant en lui sa racine et l’orientale lumen.


Il y a donc cette première raison pour faire du monachisme un lieu œcuménique; et c’est une raison inscrite dans son origine, une raison qui pousse chaque communauté à dire à l’Église unie: «En toi toutes nos sources» (Ps. 87,7). Il vaut la peine, à ce propos, de rappeler la finale de la Règle de Benoît, qui invite le moine qui veut progresser au-delà du degré des débutants à s’abreuver à la «règle de notre saint père Basile» et aux enseignements des pères orientaux contenus dans les Collationes, dans les Instituta et dans les Vitae (cf. RB 73,4-6). Pierre Miquel, abbé bénédictin et profond connaisseur de la patristique, a pu affirmer: «C’est dans les monastères que l’on peut retrouver, mieux que partout ailleurs, l’Église indivise.»

(…)

d) Enfin je distingue une dernière raison qui fait du monachisme un lieu œcuménique: c’est le fait qu’il est une épiclèse, une invocation continue de l’Esprit, vécue dans les Églises. Cette définition du monachisme comme «épiclèse» est celle de Paul Evdokimov, mais on la retrouve souvent sous la plume d’Olivier Clément; une vie qui prend forme par l’inspiration de l’Esprit Saint, c’est une vie qui peut être vécue seulement avec son aide continuelle et son incessant dynamisme. C’est la raison pour laquelle la vie du moine est rythmée par la rumination de la Parole de Dieu, de jour et de nuit, et que la communauté monastique apparaît avant tout comme un lieu d’écoute: la Règle de Benoît ne s’ouvre-t-elle pas par les mots «Obsculta, o fili…» et par l’invitation à l’écoute de la voix de Dieu et de ce que l’Esprit dit aux Églises (RB Prol.1-13)? La vie monastique est vraiment une épiclèse en acte, une invocation de la venue de l’Esprit Saint, qui, à la Pentecôte, a été une force d’unité plurielle, de communion dans la distinction des dons et dans la différence des énergies.


Dans cette épiclèse – qui est aussi invocation pour que tous les frères et les sœurs reçoivent l’Esprit pour être plus fidèles au Christ et pour atteindre la stature des chrétiens mûrs – le désir de communion ne peut pas être absent. Et si le monachisme est «accueil du Christ qui vient» (Olivier Clément), cela ne se restreint pas à une dimension seulement eschatologique, mais prend son sens dans l’accueil de celui qui vient: «J’étais un étranger et vous m’avez accueilli» (Mt 25,35). Accueil de celui qui arrive même de façon inattendue, sans s’être annoncé, accueil de celui qui devient frère même si sa provenance le rendait hostile, accueil qui ne se soucie pas de l’appartenance confessionnelle… Les monastères devraient afficher sur leurs portes et imprimer dans les cœurs de leurs membres ces paroles écrites par Angelo Roncalli en 1934, alors qu’il était nonce en Bulgarie: «Si quelqu’un passe devant ma maison de nuit, il trouvera à ma fenêtre une lumière allumée: frappe! frappe! Je ne te demanderai pas si tu es catholique ou orthodoxe, mon frère: entre! Deux bras fraternels t’accueilleront, le cœur chaleureux d’un ami te fera fête!» En ces années-là de début de siècle, très peu de religieux étaient des sentinelles vigilantes, mais Dieu préparait une heure, celle du concile, où il les réveillerait et les inviterait à distinguer les nouveaux signes des temps, à travers le pape Jean XXIII!

L’accueil de l’autre, de celui qui est différent, de celui que l’on ne connaît pas, et la reconnaissance de sa qualité de frère dans la foi, quand il est chrétien, sont attestés partout aujourd’hui dans la vie monastique. Se confirme ce que disait le père Païssius, le grand charismatique du Mont-Athos, en 1969: «Lorsque des moines viendront de l’Occident, amenez-les ici. Nous nous comprendrons tout de suite!» Vraiment, quand des moines de différentes confessions se rencontrent fraternellement, souvent l’événement de la communion se produit, voire celui de l’intercommunion vraie, profonde, non pas sacramentelle mais dans l’Esprit Saint. On se sent un; les barrières confessionnelles n’existent plus. On se sent frères, entre moines, qui partagent la même expérience et se reconnaissent, dans le sens fort du terme, dans une même grâce, dans un même esprit, dans une même recherche visant une fin unique: l’acquisition de l’Esprit Saint pour être transfigurés en Christ et prendre part au Règne de Dieu. Oui, les moines qui se rencontrent en vérité se découvrent souvent frères, parfois même extrêmement proches.

Tiré de:
ENZO BIANCHI, Monachisme et œcuménisme
Edizioni Qiqajon
, Bose, 2000