Discours en l'honneur du métropolite Emilianos Timiadis

L’œcuménisme, le mouvement en faveur de l'unité dse chrétiens, n'est pas qu'une appendice qui s'ajouterait à l'activité teraditionnelle de l'Église

INSTITUT DE THÉOLOGIE OECUMÉNIQUE - BARI

Remise du prix œcuménique San Nicola 2004 au métropolite Emilianos (Timiadis) de Silyvrie

Bari, 17 janvier 2004

Excellences, révérends pères, sœurs et frères aimés en Christ,

“L’œcuménisme, le mouvement en faveur de l’unité des chrétiens, n’est pas qu’un “appendice” quelconque qui s’ajoute à l’activité traditionnelle de l’Église. Au contraire, il est partie intégrante de sa vie et de son action, et il doit par conséquent pénétrer tout cet ensemble et être comme le fruit d’un arbre qui, sain et luxuriant, grandit jusqu’à ce qu’il atteigne son plein développement.” Ces mots sont ceux du pape Jean Paul II, dans l’encyclique Ut unum sint, qui poursuit en ces termes: “C’est ainsi que le pape Jean XXIII croyait à l’unité de l’Église et c’est ainsi qu’il recherchait l’unité de tous les chrétiens. Parlant des autres chrétiens (…), il constatait: “Ce qui nous unit est beaucoup plus fort que ce qui nous divise”.”

Voilà les paroles qui me viennent à l’esprit au moment de vous présenter le métropolite Emilianos: dans sa vie tout entière, en effet, l’œcuménisme n’a pas été un appendice et pas même une spécialisation, aussi précieuse qu’elle eût été, mais un élément “organique” de son existence de chrétien, de prêtre, d’évêque, de métropolite. Monseigneur Emilianos a toujours cherché à “penser selon l’Évangile”, et en particulier selon la prière de Jésus au Père au terme du dernier repas avec ses disciples: “Qu’ils soient un afin que le monde croie” (Jn 21,17). L’unité de l’Église et la proclamation de l’Évangile au monde ont toujours été indissolublement liés pour lui, dès les débuts de son ministère pastoral.

Né à Constantinople en 1916, il a accompli ses études secondaires à Athènes et a obtenu sa licence auprès de l’École théologique de Chalki (Constantinople) en 1941. C’étaient là les années, je le dis entre parenthèses, durant lesquelles le nonce du Saint-Siège à Istanbul était l’évêque Angelo Roncalli, et il me plaît de penser que quelque chose du climat d’authentique fraternité chrétienne que le futur pape Jean XXIII savait susciter partout où il allait se soit transmis, comme par symbiose, au jeune Timiadis. Ordonné diacre puis prêtre en 1942, il se trouve bien vite, peu après la fin de la seconde guerre mondiale, confronté aux problématiques liées à la “diaspora” orthodoxe en Europe occidentale et à la présence de fidèles orthodoxes dans des pays d’autre confession chrétienne. Vicaire de l’Archevêque grec-orthodoxe de Londres, de 1947 à 1952, le père Emilianos joint au ministère pastoral le perfectionnement des études théologiques et patristiques, en obtenant le titre de docteur en théologie de l’Université de Thessalonique et, plus tard, d’Oxford.


Entre temps, le patriarche Athénagoras, son père spirituel, saisit la profonde sensibilité œcuménique qui l’anime et le nomme membre de la Délégation officielle du Patriarcat de Constantinople à la première assemblée du Conseil Œcuménique des Églises en 1948 à Amsterdam: on peut donc dire que dès la naissance du COE, l’aventure de l’engagement œcuménique du métropolite Emilianos suit pas après pas celle de l’institution genevoise.

Mais c’est durant son ministère presbytéral en Belgique et en Hollande (de 1952 à 1959) qu’émerge cette caractéristique dont je parlais plus haut, cette “manière de penser œcuménique” si naturelle et si rare. Parmi les tâches confiées au père Emilianos, il y avait en effet celle, également, de prêter assistance spirituelle aux marins orthodoxes embarqués sur les navires qui mouillaient dans les ports hollandais: bien vite, il se rendit compte que ses préoccupations pastorales étaient identiques à celles de ses homologues prêtres catholiques et pasteurs protestants, dont chacun cherchait à suivre les marins de sa propre Église, alors que ces derniers allaient reprendre leur navigation et leur vie en commun pour de longues semaines avec des chrétiens d’autres confessions et avec des compagnons qui ne professaient aucune foi. Constatant la similitude de ces problèmes par-delà les confessions, ainsi que cette séparation artificieuse, le père Emilianos sentit avec évidence la nécessité d’encourager des rencontres régulières entre “aumôniers des navires”: bien vite, grâce aussi à la grande disponibilité et aux capacités culinaires de sa mère, son logement devint de fait le siège de la premières commission mixte de “pastorale œcuménique de la mer”. Ainsi, l’universitaire préparé pour les dialogues théologiques interconfessionnels offre le trésor de ses connaissances à de simples hommes de la mer, il se dépouille de ses certitudes doctrinales abstraites et se penche patiemment pour traduire en “bonne nouvelle” quotidienne le message immuable de l’Évangile. Cette sagesse tout simplement chrétienne fait de lui un homme de dialogue et de confiance: nombreux sont non seulement les simples fidèles orthodoxes mais également les prêtres et les pasteurs à recourir à sa capacité d’écoute et à ses conseils pour ouvrir leur cœur, chercher le réconfort et la consolation et écouter une parole qui soit un écho fidèle de la Parole de Dieu.


Nommé évêque titulaire de Meloa, monseigneur Emilianos est envoyé à Genève en 1959, pour représenter le Patriarcat œcuménique auprès du Conseil Œcuménique des Églises: ce ministère, qu’il a commencé avec Athenagoras Ier, se poursuivra avec le patriarche Dimitrios jusqu’en 1984, durant bien 25 ans. Ces années ont été celles du dialogue patient, des espoirs ardents, des impasses difficiles, des grandes attentes et des refroidissements douloureux du cheminement œcuménique; mais monseigneur Emilianos les a toujours vécues avec l’Évangile pour guide et pour mesure de son existence et de ses actions. Durant ces années, il a pu se faire proche des problèmes des Églises de tout l’oikoumene, pour en porter le fardeau, mais aussi des labeurs des Églises pauvres et des tentations des Églises riches, de la diminution de la chrétienté et, tout à la fois, de l’incessant renouvellement de l’Évangile de Jésus Christ comme “chemin, vérité et vie” pour tous les hommes.
Ces espoirs, ces souffrances, ces attentes furent aussi celles des pères conciliaires au cours de Vatican II, auquel monseigneur Emilianos, devenu entre temps métropolite de Kalavria, a participé en tant qu’observateur du Patriarcat Œcuménique. Là, son expérience a été celle de centaines d’évêques, de théologiens, de religieux, de simples baptisés de toute confession, qui, au-delà des divisions historiques, ont goûté pour un temps le goût inoubliable, la bonté et la beauté d’“être ensemble comme des frères”. Des amitiés anciennes – comme celle qu’il entretenait avec monseigneur Willebrands – et nouvelles (un nom, parmi tant d’autres, le père Michele Pellegrino, archevêque de Turin et, comme monseigneur Emilianos, savant amoureux de la radiaclité évangélique des pères de l’Église) ont enrichi ce sentire cum ecclesia, cette sensibilité naturellement ecclésiale et œcuménique qui, depuis toujours, habitait le cœur du métropolite Emilianos.

Les années soixante-dix et quatre-vingt ont ensuite vu le métropolite (qui a reçu en 1977 le titre de Silyvria) toujours plus engagé d’une part dans le dialogue œcuménique officiel et, d’autre part, dans un long ministère d’enseignement, de prédication et de paternité spirituelle. Enseignant à la Faculté théologique de Boston durant trois ans et à celle de Joensuu en Finlande, professeur invité dans différentes Facultés de théologie orthodoxes, catholiques et protestantes d’Europe et d’Amérique, docteur honoris causa de l’Université Holy Cross à Boston, co-président de la Commission théologique officielle de dialogue orthodoxe-luthérienne pendant des années, le métropolite Emilianos n’a jamais négligé le contact avec les milieux ecclésiaux plus simples, là où les hommes et les femmes de tous âges, confessions et conditions sociales recherchent jour après jour comment être et rester fidèles à l’Évangile.


C’est à l’époque déjà évoquée du Concile, cette période de nouveau printemps pour l’Église, de “nouvelle pentecôte” – selon l’expression prégnante du pape Jean XXIII – que remonte le rapport de profonde communion du métropolite Emilianos avec frère Enzo Bianchi et la communauté de Bose. Cette amitié a commencé par une visite à Bose en 1968 déjà, quand la Communauté en tant que telle n’en était qu’à ses tout premiers pas, et non faciles, et cette relation est allée en s’approfondissant et en s’affinant, année après année, d’une rencontre à l’autre, jusqu’à la décision de monseigneur Emilianos – décision qui nous a rempli d’étonnement et de joie en raison du don immérité qu’elle constituait pour nous – de venir vivre dans notre monastère, comme moine parmi les moines, dès le mois d’octobre 1995. En partageant une bonne partie de l’année la vie commune des frères et des sœurs à Bose, le métropolite Emilianos n’a cessé de “penser” de manière ecclésialement catholique, c’est-à-dire “selon le tout”, en harmonie avec cette unité qui est dans le cœur et dans l’esprit de Dieu et que Dieu attend de ses disciples.

Les frères et les sœurs de la Communauté, tout comme les nombreux hôtes qui viennent à Bose et qui ont l’occasion de l’écouter, sont toujours plus étonnés par la simplicité et la dynamique évangélique de ce “père” qui, à plus de quatre-vingts ans, continue d’imaginer, de projeter, de stimuler l’Église d’aujourd’hui et de demain. Comment transmettre la foi aux générations futures, comment “redire” le Christ dans un langage compréhensible aujourd’hui, comment aller à l’essentiel de notre foi dans la liberté évangélique, même face à des traditions humaines vénérables, comment redonner un sens chrétien à une société qui semble oublier ses propres racines: c’est de cela qu’est faite la “sollicitude pour toutes les Églises” qui bat dans le cœur du métropolite Emilianos. Écouter ce cœur, en sentir les battements nous fait percevoir quelque chose de ce que devaient être les pères de l’Église des premiers siècles et, tout à la fois, nous les fait sentir tout proches, familiers, vivants au milieu de nous, capables encore de faire surgir des trésors insoupçonnés de sagesse évangélique, si nécessaires de nos jours.
Et puisque nous sommes réunis ici à l’occasion de l’ouverture de l’année académique de l’Institut de théologie, permettez-moi de conclure en vous révélant le grand désir que le métropolite Emilianos ne cesse de cultiver: la naissance d’une grande Faculté de théologie œcuménique pour l’Europe, qui soit en mesure non seulement de réunir les meilleurs théologiens du continent, à quelque confession qu’ils appartiennent, mais surtout de raviver la foi des nouvelles générations chrétiennes, de préparer des hommes et des femmes renouvelés selon l’Évangile, capables d’être parmi leurs contemporains cette “unité” en vertu de laquelle le monde pourra croire que Jésus Christ est l’unique Seigneur de nos vies.

Enzo Bianchi