Lorsque le missel devient un étendard

Place Saint-Pierre
Place Saint-Pierre
8 juillet 2007
article d'ENZO BIANCHI
Le motu proprio Summorum Pontificum, qui “libéralise” le rite de la messe en vigueur avant la réforme liturgique, a été promulgué samedi

La Repubblica, 8 juillet 2007

 

Il était très attendu des rares catholiques “traditionnalistes” et avait suscité de grandes craintes parmi les évêques et dans les Églises locales: le motu proprio Summorum Pontificum, qui “libéralise” le rite de la messe en vigueur avant la réforme liturgique, a été promulgué samedi, après que sa publication – signe d'incertitude – a été retardée à plusieurs reprises. Préconisé depuis plus d'une année, il a suscité de grandes préoccupations et ouvert un débat de haute qualité: des évêques, des conférences épiscopales entières, des théologiens et des liturgistes ont analysé, dans un esprit de paix et une volonté de réconciliation avec les traditionalistes schismatiques, les problèmes et les dérives qui pourraient naître d'oppositions et d'ultérieures divisions entre catholiques. Car au cours des quarante années écoulées depuis le Concile, les Églises ont parcouru un long chemin, souvent laborieux, pour mettre en pratique la réforme liturgique; elles ont aussi enregistré, ici ou là, des abus et des contradictions à l'esprit de la liturgie catholique authentique. Mais comme l'a affirmé le pape Jean Paul II en 1988, “ce travail a été fait sous l'inspiration du principe conciliaire: fidélité à la tradition et ouverture au progrès légitime; on peut donc dire que la réforme liturgique est strictement traditionnelle, selon les saints Pères” (XXV annus, no. 4). Par conséquent, voulant clarifier les possibilités offertes aux traditionnalistes, Jean Paul II précisait que “la concession de l’indult ne vise pas à chercher à freiner l'application de la réforme entreprise après le Concile” (Audience générale du 28.9.1988).



En tant que catholiques, par conviction profonde que l'évêque de Rome est le serviteur de la communion ecclésiale, nous obéissons à ce qui est demandé de manière autorisée et ne contredit pas l'Évangile, en allant jusqu'à payer le prix de la fatigue, de la souffrance et de la compréhension partielle: dans le plein respect, nous sommes capables d'obéissance même lorsque nous sommes en désaccord loyal. Cette obéissance, qui se veut évangélique et “in ecclesia”, exige que nous nous exercions à penser et à réfléchir pour comprendre davantage et pour animer la communication en vue d'une communion mûre et ferme, pour tout faire afin que l'Église ne souffre pas de désordre et d'ultérieures oppositions: car c'est là ce que craint surtout celui qui a un authentique sensus ecclesiae!
Ce motu proprio doit donc être reçu comme un acte de Benoît XVI visant à mettre fin au schisme ouvert par les lefebvristes et à la “souffrance” d'autres fidèles restés en communion avec Rome. Le pape est conscient qu'avec les années les positions s'endurcissent et que lorsqu'on s'habitue au schisme, le désir d'une réconciliation réciproque entre l'Église et les schismatiques s'affaiblit. C'est dans cette perspective qu'il faut entendre et comprendre ce motu proprio, comme l'affirme la lettre personnelle du pape qui l'accompagne: il s'agit de “faire tous les efforts afin que tous ceux qui désirent réellement l'unité aient la possibilité de rester dans cette unité ou de la retrouver à nouveau”.



Pour cette raison, le pape autorise avec libéralité la célébration de la messe conformément au missel dit de Pie V (réédité en 1962 avant le concile et donc appelé aussi “de Jean XXIII”), de sorte que désormais “tout prêtre catholique … peut utiliser le Missel Romain publié en 1962 par le bienheureux pape Jean XXIII ou le Missel Romain promulgué en 1970 par le souverain pontife Paul VI … Le prêtre n’a besoin d’aucune autorisation, ni du Siège apostolique ni de son Ordinaire”. On abandonne ainsi le régime de l’indult accordé par Jean Paul II en 1984 puis en 1988, qui offrait la possibilité de célébrer la messe dite de Pie V si l'évêque du lieu l'autorisait: désormais la possibilité est offert de la célébrer et l'évêque ne peut pas l'interdire. La forme de la messe de Pie V n'est donc plus “exceptionnelle” mais “extraordinaire”, elle ne représente plus une dérogation aux règles mais elle est autorisée par les règles. Le pape écrit: “Le Missel Romain promulgué par Paul VI est l'expression ordinaire de la 'loi de la prière' … Le Missel promulgué par Pie V … doit être considéré comme une expression extraordinaire de la même 'loi de la prière' … Ces deux expressions … sont en effet deux mise en œvre de l'unique rite romain”.
Mais pour qui a été promulguée cette nouvelle législation? La réponse n'est pas simple, car ceux qui demandent la possibilité de pratiquer le missel de Pie V sont une galaxie numériquement réduite mais très variée. Dans le monde, ces catholiques à la sensibilité tridentine sont environ 300'000 dont environ 450 prêtres, sur un total d'un milliard et 200 millions de catholiques. La moitié d'entre eux environ appartient à la portion schismatique de Mgr Lefebvre. Dans le motu proprio, on pense sans doute à ces derniers – pour lesquels, affirme la lettre, “la fidélité au missel ancien est devenue un signe distinctif extérieur” – mais l'attention se tourne surtout vers les traditionnalistes en communion avec Rome, attachés au rite devenu pour eux familier dès l'enfance.
Hormis ces catholiques, schismatiques ou non, apparaissent aussi à l'horizon de jeunes prêtres qui voudraient revenir au rite ancien ainsi que certains mouvements ecclésiaux qui souhaitent le retour d'une identité fondamentaliste catholique. Il y a enfin une dérive apparente de confréries et d'ordres chevaleresques variés qui attendent de pouvoir célébrer en latin pour revigorer leur folklore et redonner du lustre à leurs livrées médiévales.



Mais ici se pose une série de questions qui exigent, de la part de tous - évêques, prêtres, fidèles catholiques - une réponse évangélique et une responsabilité conforme au sensus ecclesiae. Ces groupes ne se cachent-ils pas derrière les voiles de la ritualité post-tridentine pour refuser d'accueillir d'autres réalités assumées aujourd'hui par l'Église, surtout à travers le Concile? Le missel de Pie V ne risque-t-il pas de devenir l’étendard de revendications liées à une situation ecclésiale et sociale qui n'existe plus aujourd'hui? La messe de Pie V n'est-elle pas pour beaucoup une messe identitaire, préférentielle, et donc préférée à celle que célèbrent les autres frères, comme si la liturgie de Paul VI manquait d'éléments essentiels à la foi? Il y a aujourd'hui trop de signes identitaires, trop de goût pour les choses “à l'ancienne”, surtout parmi certains intellectuels qui se disent non catholiques et non croyants et méconnaissent le mystère de la liturgie.
On peut continuer: pourquoi certains jeunes, qui ne sont pas nés à l'époque post-tridentine et n'ont donc pas pratiqué “dès l'enfance” la messe préconciliaire, veulent-ils un missel qui leur reste méconnu? Cherchent-ils peut-être un missel éloigné du cœur mais pratiqué par les lèvres? Et si la célébration de la messe répond aux sensibilités, aux goûts personnels, alors ce n'est plus l'ordo objectif qui règne dans l'Église : non, des choix subjectifs prennent le dessus, dictés par les émotions du moment. N'y a-t-il pas le risque, par ce subjectivisme, d'encourager ce que Benoît XVI dénonce comme l'obéissance à la “dictature du relativisme”?



Et pourquoi ceux qui demandent de pratiquer le rite de Pie V se sentent-ils les “sauveurs de l'Église romaine”? De quoi sauvent-ils? D'un Concile œcuménique présidé par l'évêque de Rome? Pourquoi assurent-ils: “Nous vaincrons … toute l'Église reviendra à l'ancienne liturgie!”? Il ne s'agit pas là d'une attitude de réconciliation et de communion, mais de revanche, de condamnation de l'autre, de refus de reconnaître les fautes des uns et des autres… Oui, il faut craindre que fasse sa réapparition dans l'Église une série de rapports de force établissant des perdants et des gagnants. Mais cela répond davantage à une logique mondaine qu'à celle de l'Évangile!
Tout catholique – même celui qui, comme moi, peut témoigner avec joie, pour l'avoir longtemps pratiqué, que le missel de Pie V l'a fait grandir dans la foi, dans l'intelligence eucharistique et dans la vie spirituelle, et le considère comme un monument liturgique, une architecture rituelle capable de faire vivre la communion diachronique de toute l'Église – doit s'interroger pour ne pas céder à des formes d'idolâtrie et, avec le cardinal Ratzinger, “admettre que la célébration de l'ancienne liturgie s'était égarée trop longtemps dans l'espace de l'individualisme et du privé et que la communion entre le prêtre et les fidèles était insuffisante”. Non, aucun idéalisme, ni concernant le missel, ni concernant sa pratique! Qu'un missel ne fasse pas la guerre à l'autre, car ainsi on détruirait l'Église.



Mgr Fellay (le successeur de Lefebvre à la tête de la Fraternité Saint Pie X) a déclaré que “la libéralisation du missel de Pie V provoquera la guerre dans l'Église et une déflagration égale à celle d'une bombe atomique”. Ce sont des paroles graves, mais qui nous poussent à la vigilance! Par ailleurs, n'oublions pas qu'il a toujours été possible, et que c'est encore le cas, de célébrer en latin: il ne s'agit pas d'une question de langue, parce que même le missel de Paul VI est rédigé en latin et qu'il reprend, tout en le réformant, le missel de Pie V.
Benoît XVI écrit dans sa lettre qu'il n'y a désormais plus deux rites, mais “un double usage de l’unique et même rite”. On ne peut toutefois pas passer sous silence les différences: entre un “usage” et l'autre, les lectures bibliques seront toujours différentes, les temps liturgiques seront vécus de manière différente, les fêtes du Seigneur et celles des saints seront célébrées à des dates différentes; le missel de Pie V autorisera à prier de manière non conforme à l'enseignement œcuménique de Vatican II: on priera ainsi pour “les hérétiques et les schismatiques, pour que le Seigneur les arrache à toutes leurs erreurs”, tandis qu'on utilisera pour les juifs l'expression “peuple aveuglé”. Que signifiera cela pour les rapports œcuméniques avec les Églises et avec les juifs?



Oui, nous vérifierons ce qui se produira dans l'Église, et comment la communion s'accroîtra ou sera contredite. L'action des évêques sera déterminante, eux à qui “il revient de sauvegarder l'unité unanime des célébrations de leur diocèse” (Sacramentum Caritatis 39). La très grande majorité des évêques ainsi que plusieurs conférences épiscopales nationales ou régionales, même en Italie, ont manifesté leur opposition à cette mesure; mais dans l'obéissance et par amour de l'Église, ils devront discerner comment garantir la communion, qui est toujours avant tout une communion liturgique. Que les évêques ne renoncent pas à exiger de la part de ceux qui veulent célébrer la messe de Pie V qu'ils acceptent le Concile et qu'ils jugent sa réforme liturgique légitime et conforme à la vérité et à la tradition catholique: les expressions peuvent être diverses, mais il n'y a qu'un évêque et qu'un corps presbytéral autour de lui. L'unité ne peut pas se réaliser à n'importe quel prix, ni au détriment de l'autorité de l'évêque en communion avec le pape. Le voyage de la barque qu'est l'Église n'est pas encore parvenu à son terme et aucun port ne saurait se transformer en but ultime, mais devra uniquement rester un lieu d'arrêt et de passage: même le missel de Pie V, et même celui de Paul VI… Il existe encore un autre lendemain, également pour la forme de la liturgie.

Enzo Bianchi

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