Bonne nouvelle pour les pécheurs

Détrempe sur table, Maestà - Siena
DUCCIO DI BONINSEGNA, Crucifixion, 1310 ca.
Vendredi saint
Ce n’est pas la croix, qui rend grand celui qui y est pendu, mais c’est Jésus qui rachète et donne sens à la croix

C’est un jour sévère que le Vendredi saint, pour les chrétiens, une commémoration perçue comme l’«anti-fête», un jour capable encore d’isoler de façon tragique la passion et la mort de Jésus de sa résurrection. Car lorsque les chrétiens vont à leur Seigneur, ils sont toujours reconduits à l’unique événement de la passion-mort-résurrection; mais en ce jour c’est la passion, qui culmine dans la mort, que l’on médite, que l’on pense, que l’on célèbre: c’est la croix qui domine la liturgie de son ombre et qui, en s’imposant, ne renvoie à la résurrection que comme espérance, comme attente. Voilà bien la singularité, la spécificité de la foi chrétienne que d’avoir au centre de son message le Seigneur crucifié, et de reconnaître dans la crucifixion de Jésus de Nazareth le récit qui manifeste avec le plus d’éloquence qui est Dieu. Mais que rappellent les chrétiens le Vendredi saint?

Ils rappellent que le vendredi 7 avril de l’an 30 de notre ère, à Jérusalem, la cité sainte et le cœur de la foi hébraïque, Jésus de Nazareth — un rabbi et un prophète de la Galilée qui avait suscité un mouvement autour de soi et entraînait dans son sillage une petite communauté itinérante composée d’une douzaine d’hommes et de quelques femmes — est arrêté, condamné et mis à mort par le supplice de la crucifixion.


 

Historiquement, on peut dire que Jésus a été arrêté à l’initiative de certains chefs des prêtres, la hiérocratie de Jérusalem, en raison de gestes qu’il avait accomplis et de paroles qu’il avait prononcées: certains traits messianiques de sa manière d’agir, le fait d’avoir chassé les vendeurs du temple, la polémique prophétique contre les hommes religieux, en particulier les sadducéens. Capturé de nuit dans la vallée du Cédron par une poignée de gardes du temple, il fut emmené auprès du Grand Prêtre, en présence duquel se tint une confrontation qui permit de formuler les accusations précises à présenter au gouverneur romain, le seul à détenir le pouvoir d’émettre une condamnation capitale et de disposer de l’exécution. Il faut dire clairement qu’un authentique procès n’eut formellement pas lieu et que la partie du sanhédrin qui s’est réunie de nuit n’était presque certainement pas en mesure de délibérer en situation légale. Jésus, quoi qu’il en soit, est livré à Pilate, qui décide, en quelques séances et suivant des procédures qui apparaissent comme celles d’un véritable procès, de le condamner avec d’autres malfaiteurs, après l’avoir fait flageller. S’agissait-il d’une mesure de sécurité, d’une tentative de satisfaire le groupe sacerdotal qui le lui avait livré, d’une attitude de haine envers quiconque, parmi les juifs, semblait porteur d’un message non concordant avec à l’idéologie impériale? Toutes ces raisons à la fois ont probablement conduit Pilate à décider la condamnation de ce Galiléen.

Ainsi Jésus meurt en croix, subissant ce qui était pour les Romains «un supplice très cruel et horrible» (Cicéron) et qui était pour les juifs, tout comme la pendaison, le signe de l’excommunication de l’impie, de la malédiction du blasphémateur, comme en témoigne la Torah: «Maudit celui qui est pendu au bois» (Dt 21,23, cf. Ga 3,13). Jésus meurt dans l’infamie de sa nudité, pendu en l’air, parce que ni le ciel ni la terre ne le veulent; il meurt dans la honte de qui est condamné à la fois par le magistère officiel de sa religion et par l’autorité civile, parce que nocif au bien commun de la cité! Jésus, à la différence du Baptiste, ne meurt pas comme un martyr, mais bien comme un excommunié et un maudit, comme aime à le dire Paul, qui se vante de prêcher Jésus Christ crucifié, scandale pour les hommes religieux et folie pour les sages du monde grec (cf. 1Co 1,23).


La croix, oui, la croix est le signe de cette mort infamante de Jésus — qui est «compté parmi les malfaiteurs» (Lc 22,37), les évangélistes se complaisent à le souligner; c’est le récit de sa solidarité avec les pécheurs, de son abaissement jusqu’à la condition de l’esclave humilié, «jusqu’à la mort, à la mort sur une croix» (Ph 2,8), comme l’apôtre Paul l’atteste. Mais la croix ne doit toutefois pas prévaloir sur le Crucifié! Ce n’est pas la croix, en effet, qui rend grand celui qui y est pendu, mais c’est précisément Jésus qui rachète et donne sens à la croix, de sorte que tous les hommes qui connaissent cette situation de souffrance et de honte, de malédiction et d’anéantissement puissent trouver Jésus à leur côté. Oui, la réalité de toute croix est une énigme, que Jésus fait devenir mystère: dans un monde injuste, le juste ne peut qu’être rejeté, persécuté, condamné. C’est une necessitas humana, et Jésus — précisément parce qu’il a voulu «rester juste», solidaire avec les victimes, les agneaux — a dû connaître ce choc de l’injustice du monde contre lui. Mais lorsqu’on sait lire la passion-mort de Jésus de cette manière, on est obligé de la comprendre comme un événement de gloire pour Jésus: la gloire de celui qui a donné sa vie pour les hommes, la gloire de celui qui a aimé jusqu’à la fin, la gloire de celui qui meurt condamné pour avoir cherché à raconter, à travers son existence, que Dieu est miséricorde, qu’il est amour. S’il est un lieu où Jésus a rendu Dieu «bonne nouvelle», s’il est vrai qu’il l’a «évangélisé», c’est bien sur la croix: bonne nouvelle pour tous les pécheurs!

Le Vendredi saint, les chrétiens réunissent dans l’image du crucifié, agneau innocent, toutes les victimes de l’histoire, les agneaux tués par les loups: les chrétiens sont appelés en ce jour à apprendre à soutenir le scandale de la croix, sans rejeter les fautes sur l’autre, certains que la croix de chaque juste met en évidence une raison pour laquelle il vaut la peine de donner sa vie. Car ce n’est que si l’on a une raison pour laquelle il vaut la peine de donner sa vie que l’on a aussi une raison pour laquelle il vaut la peine de vivre.

Tiré de ENZO  BIANCHI, Donner sens au temps. Les grandes fêtes chrétiennes, Éditions Bayard, 2004