Sanctifier le temps

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Les fêtes chrétiennes
ENZO BIANCHI
«Soyez saints» signifie «soyez autres», soyez capables de vous soustraire à la séduction idolâtre quotidienne, qui empêche de voir au-delà

À certaines périodes, même la simple succession des années se colore d’accents inédits, faisant redécouvrir la nouveauté qui peut habiter jusqu’au plus ordinaire des jours. Ainsi en a-t-il été ces dernières années, lorsque la fin d’un siècle et d’un millénaire est venue réveiller des souvenirs et exciter des attentes bien plus grands que le tournant objectif constitué par le changement d’une page de calendrier. À cette occasion, aussi et peut-être surtout dans des milieux non religieux, on a prêté attention aux dates, aux anniversaires, aux mémoires, aux festivités. En cela, le christianisme, enraciné dès ses origines dans cette sage architecture du temps qu’est l’histoire du salut, dont l’Ancien Testament déjà fait le récit et que célèbrent les fêtes juives, est depuis toujours attentif à considérer l’écoulement du temps non pas comme une succession cyclique d’événements et de saisons, mais comme une occasion toujours renouvelée pour l’irruption de l’éternité dans l’histoire.

«En Jésus Christ, Verbe incarné, le temps devient une dimension de Dieu, qui est en lui-même éternel… De ce rapport de Dieu avec le temps naît le devoir de le sanctifier», a écrit Jean Paul II dans sa lettre apostolique en préparation au jubilé de l’an 2000 (TMA 10). Or que signifie «sanctifier le temps»? Avant même d’adresser à Israël l’invitation «soyez saints, car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint» (Lv 19,2), «au commencement» déjà de son œuvre de création, au terme de l’ouvrage des six jours, Dieu «appela», il rendit le temps saint, en faisant d’un jour, le sabbat, un jour «autre». Il est écrit en effet: «Dieu bénit le septième jour et le sanctifia» (Gn 2,3). Ceci s’est produit, selon le commentaire des rabbins, pour nous rappeler que la sanctification du temps est possible avant tout grâce à une intention du Créateur, et que la sanctification de l’homme commence lorsqu’il rend saint, autre, le temps.

«Soyez saints» signifie alors «soyez autres», soyez capables de vous soustraire à la séduction idolâtre quotidienne, qui empêche de voir au-delà, d’être «autrement», de sentir l’inénarrable, de croire à l’indicible. Par conséquent, «sanctifier le temps» signifie le vivre différemment, vivre le temps selon l’intention voulue par Dieu, cela signifie surtout affirmer non seulement qu’il y aura un jour à la fin du temps, mais que la fin, le but du temps est celui-ci: vivre en communion avec Dieu. Le temps a donc un sens précis, car le septième jour est le destin de l’homme et de toute la création: anticipation eschatologique pour l’humanité entière, le septième jour est liturgie de toute l’histoire, transfiguration du cosmos tout entier. Dans l’intention de Dieu, le temps du croyant est un temps rythmé, un temps autre et saint: scandé par un jour saint chaque semaine, le sabbat, par une année sainte chaque semaine d’années, l’année sabbatique, par une année sainte toutes les sept semaines d’années, le jubilé.


 

De cette manière, Dieu a voulu empêcher que l’on relègue la sainteté, l’être «autrement» de l’homme, dans une dimension mythique, inaccessible. C’est là le sens profond des festivités chrétiennes et, autour d’elles, du simple déroulement de l’année liturgique: de l’Avent, qui transforme la mémoire de la venue du Seigneur dans la chair en invocation de son retour dans la gloire, au temps de Noël, où cette présence de Dieu parmi les hommes se fait «épiphanie», manifestation culminant dans la dans la danse trinitaire sur les eaux du Jourdain; des quarante jours du Carême — où les chrétiens sont invités à se convertir à leur Seigneur, en retournant à lui à travers les simples gestes de chaque jour: manger, parler, lutter, partager…— jusqu’à la semaine de la Passion qui débouche sur la veille, mère de toutes les veilles, la sainte Nuit de la Résurrection; des quarante jours successifs, qui mènent à l’Ascension, jusqu’à l’accomplissement de Pâques dans l’effusion de l’Esprit, le matin de Pentecôte, et à la célébration consécutive de la communion de l’amour trinitaire. Autour de ces mystères de notre salut, illuminés par la lumière du Ressuscité et dans l’attente de la transfiguration de toute créature, nous retrouvons la Vierge Marie et Jean le Baptiste, ceux qui ont uni dans leur vie l’Ancienne et la Nouvelle Alliance, nous rencontrons Pierre et Paul, apôtres de Jérusalem aux extrémités de la terre, ainsi que tous les saints, mémoires vivantes da la bonne nouvelle de l’Évangile de Jésus.

Ainsi, formés à la foi par ces mystère liturgiques, accompagnés de la main par cette nuée de témoins, nous parvenons, en nous abandonnant dans la paix à la miséricorde du Seigneur, à redécouvrir nos humble racines, à comprendre mieux que nous ne sommes pas meilleurs que nos pères, à saisir avec sérénité que nous retournons à cette terre dont nous avons été tirés et que nous avons tant aimé. Ces pages ne voudraient être autre qu’un viatique dans la longue traversée de notre vie rythmée par les jours et les mois de l’année, une série de «lieux» où faire halte pour repenser à soi-même, au sens de notre existence, au don que représentent ceux qui nos entourent, pour pouvoir repartir ensuite, comblés de gratitude et de confiance, vers l’unique «lieu» capable de combler notre soif: le visage même de Dieu.

Enzo Bianchi

Tiré de: ENZO BIANCHI, Donner sens au temps, Éditions Bayard 2007