Les fruits de l'amour

Roman catalan
Maiestas Domini de l’Apostolado
Les fêtes chrétiennes
par ENZO BIANCHI
La fête de tous les saints est le mémorial de l’automne glorieux de l’Église, la fête contre la solitude, contre tout isolement

1er novembre

 

Ces dernières décennies, on a proclamé un nombre élevé de saints et de bienheureux: jamais l’Église n’avait connu une saison aussi riche de canonisations, signe par ailleurs que le témoignage chrétien a atteint une «catholicité» étendue. Pourtant nombreux sont ceux, dans l’Église et au dehors, qui ont la sensation de ne pas connaître de saints «proches», de ne pas parvenir à discerner «l’ami de Dieu» (selon la magnifique définition patristique du saint) dans leur voisin de pallier, dans le chrétien quotidien. Cela est dû peut-être aussi au fait que nous vivons dans une culture où l’on privilégie l’apparence, où «même la sainteté se mesure en pouces» (comme l’a dit quelqu’un). Nombreux sont ceux, alors, qui cherchent non pas le disciple du Seigneur, mais l’ecclésiastique à succès, celui qui draine les foules, le leader d’opinion capable de paroles sociologiques, politiques, économiques ou éthiques, la star médiatique à qui l’on demande une parole à bon marché sur n’importe quel événement, en le faisant apparaître éloquent sans tenir compte de la consistance de son cheminement à la suite du Seigneur.

Mais c’est précisément dans cette recherche ambiguë de sainteté autour de nous que nous vient en aide la fête de tous les saints, la célébration de la communion des saints du ciel et de la terre. Oui, au cœur de l’automne, après les moissons, les récoltes et les vendanges dans nos campagnes, l’Église nous invite à contempler la moisson de tous les sacrifices vivants offerts à Dieu, celle de ces vies retournées au Seigneur, la récolte auprès de Dieu de tous les fruits murs qu’ont suscités l’amour et la grâce du Seigneur parmi les hommes. La fête de tous les saints est vraiment un mémorial de l’automne glorieux de l’Église, la fête contre la solitude, contre tout isolement qui afflige le cœur de l’homme: s’il n’y avait pas les saints, si nous ne croyions pas «à la communion des saints» — qui ne fait certainement pas partie de notre profession de foi par hasard — nous serions enfermés dans une solitude désespérée et désespérante. Or en ce jour, nous pouvons chanter: «Nous ne sommes pas seuls, nous sommes une communion vivante!»; nous pouvons entonner à nouveau le chant pascal car, si à Pâques nous contemplions le Christ vivant pour toujours à la droite du Père, à la Toussaint, grâce aux énergies de la résurrection, nous contemplons ceux qui sont avec le Christ à la droite du Père: les saints. À Pâques, nous chantions que la vigne était vivante, ressuscitée; à la Toussaint, l’Église nous appelle à chanter que les sarments, taillés et greffés par le Père sur la vigne qu’est le Christ, ont donné leur fruit, qu’ils ont produit une vendange abondante, et que ces grappes, cueillies et pressées ensemble, forment un vin unique, celui du Royaume.


En ce jour, nous contemplons ce mystère: les morts pour le Christ, avec le Christ et en Christ sont vivants avec lui et, puisque nous somme membres du corps du Christ et qu’eux sont membres glorieux du corps glorieux du Seigneur, nous sommes en communion les uns avec les autres, formant ensemble le corps unique et total du Seigneur. Le 1er novembre, de nos assemblées ecclésiales, monte le parfum de l’encens, signe du lien avec l’Église d’en-haut, la Jérusalem céleste, vivante et glorieuse auprès de Dieu, avec le Christ, pour toujours, et qui attend que le nombre de ses fils soit parachevé.

Voilà le fort appel qui résonne pour nous à la Toussaint: redécouvrir le saint à côté de nous, sentir que nous faisons partie d’un unique corps. C’est cette conscience qui a nourri la foi et le chemin de sainteté de nombreux croyants, des premiers siècles jusqu’à nos jours: des hommes et des femmes cachés, capables de vivre au quotidien la résistance lucide à des idolâtries toujours nouvelles, dans la soumission patiente à la volonté du Seigneur, dans l’amour pour tout être humain, image du Dieu invisible. Le saint devient alors une présence efficace pour le chrétien et pour l’Église: «Nous ne sommes pas seuls, mais enveloppés d’une grande nuée de témoins» (cf. He 12,1); avec eux nous formons le corps du Christ, avec eux nous sommes les fils de Dieu, avec eux nous serons un avec le Fils. En Christ, une intimité s’établit entre les saints et nous, plus forte que celle de nos rapports, même les plus fraternels, sur la terre: les saints prient pour nous, ils intercèdent, ils nous sont proches comme des amis qui jamais ne nous abandonnent. Et vraiment, leur proximité est capable de merveilles, car leur volonté est désormais assimilée à la volonté de Dieu, qui s’est manifestée en Christ. Ce ne sont plus eux qui vivent, mais le Christ qui vit en eux, puisqu’ils ont atteint la plénitude de toute vocation chrétienne, qui est de vouloir ce que veut le Seigneur lui-même: «Père, que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se fasse» (Lc 22,42).

Soutenus ainsi par ceux qui nous ont précédés sur ce chemin, nous découvrirons aussi les saints qui œuvrent encore sur la terre, parce que la semence des saints n’est pas proche de l’extinction: tombée en terre, elle se prépare aujourd’hui encore à donner son fruit. «Voici que je fais une chose nouvelle, déjà elle pointe, ne la reconnaissez-vous pas?» (Is 43,19).

Enzo Bianchi

Tiré de: ENZO BIANCHI, Donner sens au temps, Editions Bayard 2004