Conclusions du colloque

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Bose, 8 septembre 2012
XXe Colloque œcuménique international
parMICHEL VAN PARYS
L’homme est-il vraiment le gardien et l’intendant de la bonne et belle création de Dieu? La grave crise écologique frappe notre humanité

XXe Colloque œcuménique international de spiritualité orthodoxe 

L’HOMME GARDIEN DE LA CRÉATION

Bose, mercredi 5 – samedi 8 septembre 2012

Conclusions rédigées au nom du comité scientifique
par MICHEL VAN PARYS

L’homme est-il vraiment le gardien et l’intendant de la bonne et belle création de Dieu ? La grave crise écologique qui frappe notre humanité, et qui va s’aggravant, interpelle les Églises chrétiennes. La Communauté de Bose, pour ce XXe Colloque international de spiritualité orthodoxe, a voulu faire sienne une des préoccupation majeures et prioritaire de Sa Sainteté le Patriarche œcuménique Bartholomée Ier.

Théologiens et historiens orthodoxes, venus de presque toutes les Église orthodoxes, nous ont aidés à interroger leur tradition théologique, liturgique et monastique, afin d’y trouver des éléments de réponses théologiques et des indications de comportements pratiques à proposer et à assume.

 

1. Les travaux du Colloque

Commençons par un bref rappel de la démarche générale de notre réflexion. Nous relèverons au passage quelques éléments qui nous ont par significatifs pour l’approfondissement du thème de ce colloque.

1. Fr. Enzo Bianchi, d’abord, a brossé à grands traits une fresque de ce que les Saintes Écritures enseignent sur la création et sur l’homme, intendant de la création. Le monde, l’univers, est un don de Dieu à l’homme. Ce don lui est confié. La Parole faite chair en Jésus Christ offre la clé d’intelligence du dessein de Dieu sur l’homme et la création : la création est voulue par Dieu Père, elle est advenue et advient par le Fils, l’Esprit Saint la parachève. La création toute entière tend vers la récapitulation dans le Verbe incarné (1Co 15,28). Dieu habite en l’homme qui croit au Fils sauveur et il est présent à sa création, si nous osons l’expression, trinitairement. Le monde est destiné à devenir le Temple de Dieu. Il chante sa gloire, et l’homme a pour vocation une voix à la glorification universelle du Dieu créateur.

La Bible cependant n’ignore rien de la tragédie du péché de l’homme. Il frappe et dégrade solidairement et l’humain et la nature. L’un et l’autre attendent un sauveur. Le passage de l’épître de saint Paul aux Romain (Rm 8,14-23), dont il a tant de fois été question tout au long du colloque, nous fait comprendre que la création attend, en gémissant, le salut de l’homme. Elle aspire à la pleine manifestation des fils adoptifs de Dieu, lorsque le Fils de Dieu viendra dans la gloire et essuiera toute larme des yeux.

La création de Dieu est bonne et belle dans sa diversité. L’homme ne cesse d’apprendre de partager l’espace et le temps donnés par Dieu avec le monde animal et avec cet autre lui-même, la femme. Ce partage avec les co-créatures, cependant, est mortellement blessé par la révolte de l’homme. Dans la Pâques de Jésus-Christ (sa croix, sa mort et sa résurrection), le projet d’amour et de communion (l’économie de saint Irénée de Lyon) de Dieu pour l’homme et pour la création se réalise enfin, plus pleinement que dans l’esquisse paradisiaque. La liturgie latine a cette parole extraordinaire à propos de Pâques : Mirabilius reformasti, « tu as restauré avec plus de splendeur »…

Dans cette restauration plus merveilleuse, l’homme, par et dans le Christ, devient le co-opérateur de la création de Dieu. Cela est encore indiqué par l’arc qui existe entre la première page de la Bible et la dernière. La première demeure de l’humain était le jardin du Paradis. La demeure éternelle de l’homme est la Jérusalem céleste, ville qui descend du ciel, don de Dieu et, en même temps, œuvre de l’homme sauvé. Ace ses douze portes qui son les douze apôtres, il s’agit d’une cité qui est un jardin, un paradis.

2. Mgr Jean de Pergame et Mgr Ambroise de Gatchina nous ont parlé l’un et l’autre des raisons qui ont conduit les patriarcats de Constantinople et de Moscou – mais aussi toutes les Églises orthodoxes – à s’engager pour la cause de la protection de l’environnement naturel de l’homme. Une notion-clé est apparue dans ce contexte : l’homme, le chrétien éminemment, doit être ou devenir le prêtre de la création pour l’offrir à Dieu. Il est celui qui unit en sa personne la matière et l’esprit ; il est le lien vivant entre les créatures visibles et invisibles (voir le Credo de Nicée-Constantinople). Aujourd’hui les Églises sont à la recherche de paradigmes, de modèles théoriques et opératoires, inspirés de la tradition des Pères de l’Église, à offrir aux politiques et aux scientifiques. La protection de l’environnement naturel relève de la responsabilité de l’homme. Elle est avant tout une question éthique. Deux certitudes de la foi se profilent ici : il est impossible de guérir la terre blessée sans guérir l’âme blessée de l’homme ; l’homme doit imposer des limites à son insatiabilité par l’ascèse. Alors, et alors seulement, l’ethos eucharistique, dont il a été si souvent question ces jours-ci, pourra porter pleinement ses fruits. L’homme apporte à Dieu en offrande ce que Dieu lui a donné, le froment et la vigne transformés par lui en pain et en vin (cultivation et culture selon le double sens du mot lati cultura) ; par la puissance du Saint-Esprit le pain et le vin deviennent le propre Corps et Sang de Jésus Ressuscité, Fils de Dieu et Fils de l’homme. Cette communion d’alliance entre Dieu et l’homme est le sommet de l’inhabitation du Dieu trinitaire dans le chrétien et inclut, par l’homme, la création. Le culte spirituel (logikè latreíai), avec son plein réalisme corporel, ne concerne pas seulement le chrétien, mais inclut de la sorte toute la création (voir Rm 12,1-2).


3. Les Pères de l’Église ont été très présents à nos méditations théologiques sur l’homme, gardien de la création. Le titre donné à la conférence sur saint Irénée de Lyon résumait bien un aspect fondamental de leur regard sur l’économie du salut : la nature blessée et guérie, en l’homme, et à causer de l’homme, en la création toute entière. Le Fils, le Verbe incarné, est devenu l’axe, le pivot central qui attire le temps et l’espace qui le précèdent, mais en même temps les propulse vers leur achèvement. Cet achèvement même est l’archè (le principe) christique : ce n’est pas seulement l’univers qui est anthropocentrique, plutôt en Jésus Christ théandrique, mais encore toute l’histoire de la création.

Saint Maxime le Confesseur orchestrera à sa manière plus spéculative, mais non moins pénétrante, cette inclusion de la nature, livrée à la mort et sauvée sur la croix par le sang du Fils, dans le drame du salut des hommes. Car il faut bien prendre conscience qu’il y a une tragédie humaine qui devient aussi, et en même temps, une tragédie de la nature, de l’environnement.

La beauté de la nature a stimulé la prière des moines et des moniales. Saint Éphrem parmi les Pères syriaques, saint Isaac de Ninive, par le biais de la compassion universelle, saint Pierre Damascène parmi les spirituels byzantins, et d’autres, ont loué et glorifié le Seigneur en s’émerveillant devant la beauté de la création. Ils nous rappellent en même temps que ce regard qui découvre la beauté de la nature est celui d’un cœur déjà grandement purifié du péché. C’est la signification du vocabulaire de l’impassibilité. Regard de l’ascète et du chrétien purifié par la lumière de la transfiguration.

Les célébration liturgiques éduquent notre intelligence et notre sensibilité à porter ce même regard juste, en louant le Dieu miséricordieux et en implorant sa miséricorde sur nous et sur le monde. Parmi les innombrables inscriptions de l’homme croyant qui façonne dans son espace environnemental l’histoire de son salut, nous avons pu admirer la méditation, plutôt la symphonie visuelle, des monastère de la Moldavie.

4. Deux tables rondes ont donné une facture lus concrète à nos réflexions. La première sur les moines et la création nous a monté par quelques exemples historiques et contemporains comment les moines orthodoxes et latins réussissent à aménager et à façonner un milieu de prime abord hostile. Nous nous souvenons des monastères de Solovki, des moines du cercle polaire (presqu’île de Kola), des cisterciens, des moines des déserts d’Égypte, de Syrie, de Palestine…

C’est ici qu’il faut rappeler que l’ascèse chrétienne est une force positive de libération pour l’homme. Cela nous a été souvent rappelé, et il y aurait lieu de l’approfondir. Ascèse physique, mais aussi ascèse mentale, comme nous l’a rappelé le métropolite Philarète de Minsk, en faisant allusion à la pollution des pensées et des esprits.

5. La deuxième table ronde était consacrée à la responsabilité éthique qui incombe à l’homme gardien de la création. L’ascèse est une ressource classique. Quelle portée doit-elle avoir non seulement dans notre vie personnelle, mais encore au niveau des États, des instances internationales ?

On nous a présenté les réflexions des théologiens orthodoxes contemporains, travail prometteur, qui ne peut être poursuivie qu’en synergie avec les savants, comme nous l’a démontré le dr. Antoine Courban, et comme nous le montrent les initiatives et les colloques présidés par le patriarche de Constantinople.

6. Mentionnons enfin les méditations théologiques si stimulantes de Mgr Antoine de Borispyl et du père John Chryssavgis que nous venons d’entendre, avec le regret de ne pas avoir pu entendre la conférence sur le père Serge Boulagkov, qui aurait pu nous apporter tant de choses, puisqu’il est un témoin de cette grande rencontre entre la pensée moderne et la théologie orthodoxe.


2. Pour prolonger la réflexion

Après ce bref rappel, permettez-moi de vous proposer quelques réflexions. Elles n’ont d’autre but que de stimuler la méditation et la recherche ultérieure. Je demande en même temps votre indulgence pour la forme très fragmentaire et inchoative de ces quelques réflexions.

Qu’il me soit permis d’indiquer quelques suggestions pour des approfondissements ultérieurs du thème de ce colloque.

1. Les Saintes Écritures affirment que la désobéissance du Peuple de Dieu aux commandements provoque sa colère. Dieu refuse à la terre de faire produire ses fruits (voir Dt 28). Le châtiment de Dieu n’a d’autre but cependant que la conversion du peuple (voir Am 4,4-12). « La terre deviendra un désert à cause de ses habitants, ce sera le fruit de leur conduite » (Mi 7,13 ; voir So 1,18). Mais encore, et plus grave , l’injustice qui écrase les pauvres est à l’origine des catastrophes naturelles (voir Am 8,4-8). En d’autres mots : la nature est solidaire de l’homme, des pauvres surtout, comme Dieu l’est. Nous avons trouvé un écho de cette conviction dans la commémoration du tremblement de terre à Constantinople (le 26 octobre). Il y aurait lieu de ne pas oublier le lien intrinsèque entre la dégradation de l’environnement et l’absence de justice envers les pauvres. Nous venons d’entendre que c’est là une question essentielle aujourd’hui.

2. L’humain est le maillon qui lie la création à Dieu, le « laboratoire » de la communion cosmique. Il est le centre d’intérêt du Créateur. Cela devrait nous aider à ne pas glisser vers une quelconque forme d’idolâtrie de la nature. La nature sert le salut et le bien-être de l’homme ; elle est solidaire de l’homme et elle est en même temps sacrée, parce qu’elle peut devenir lieu théophanique à l’instar du Buisson ardent (voir Ex 3) ou de Bethel, où Jacob a découvert l’échelle qui relie le ciel et la terre (voir  Gn 28). L’homme, illuminé par le Verbe incarné, avec les yeux de la foi, peut lire le livre de la création. Il peut le lire même parce qu’il est capable de s’émerveiller devant la nature (cette attitude d’émerveillement est le début de l’éveil philosophique) comme le font les philosophes et les scientifiques authentiques. Évagre le Pontique rapporte que saint Antoine le Grand aurait dit à des philosophes païens qui étaient venus le voir, poussés par la curiosité : « Mon livre, ô philosophe, c’est la nature des êtres, et il est là quand je veux lire les paroles de Dieu (Traité pratique 92, SC 171, p. 695).

3. Les Pères ont illustré aussi la transcendance de l’homme en retournant le paradigme de l’homme microcosme de l’univers. Ce n’est pas l’homme qui est une synthèse des éléments et du cosmos. C’est plutôt le cosmos qui est une expansion du chef d’œuvre de Dieu, l’homme (voir Ps 8), parce que le Files est devenue homme et non pas ange. Un seul texte de saint Grégoire de Nazianze suffira à rappeler cette intuition fondamentale de l’anthropologie chrétienne (voir aussi Grégoire de Nysse, De la création de l’homme) :

Voulant manifester tout cela, le Verbe Artisan organise aussi un être vivant composé des deux, je veux dire la nature visible et la nature invisible : c’est l’homme. Il tire le corps de l’homme de la matière déjà créée auparavant, et il prend en Lui-même une vie qu’il met dans l’homme, c’est-à-dire une âme spirituelle et une image de Dieu – le récit biblique le sait – ; puis cet homme, un second univers, grand dans le petit, il le place sur terre comme un autre ange, un adorateur formé d’éléments divers, un contemplateur de la création visible, un initié de la création invisible, un roi de ce qui est sur la terre, un sujet de ce qui est en haut, un être terrestre et céleste, éphémère et immortel, visible et intelligible, intermédiaire entre la grandeur et la bassesse, à la fois esprit et chair : esprit pour l’action de grâces, chair pour l’orgueil, l’un, afin qu’il demeure à jamais et glorifie son créateur, l’autre, afin qu’il souffre, et qu’en souffrant il se souvienne (de ce qu’il est) et soit corrigé s’il ambitionne la grandeur, être vivant dirigé ici-bas (par la Providence) et en marche vers un autre monde, et, comble du mystère, par son penchant vers Dieu il devient un Dieu. En effet, la lumière de la vérité, mesurée ici-bas, me porte à désirer la vision et l’expérience d’une splendeur de Dieu qui soit digne de celui qui m’a lié (à la chair), qui m’en déliera, et qui de nouveau me liera de façon plus haute (Discours 38,11).

4. Pourquoi avons-nous à peine parlé au cours de ce colloque de la création invisible de Dieu ? Dieu a créé des êtres visibles et invisibles (pour nous). La liturgie pourtant nous rappelle constamment leur présence parmi nous : « Je te chante en présence des anges », prie le psaume (Ps 138 [137],1 Lxx). L’iconographie des Églises byzantines, d’ailleurs,  l’atteste copieusement. D’après une interprétation courante des Pères, le Fils est descendu sur terre pour chercher la centième brebis égarée, l’humanité, et la reporter sur ses épaules humaines parmi les quatre-vingt-dix-neuf chœurs des anges. Nous ne sommes donc qu’un centième de la création ! Il est opportun de se rappeler que les anges et les esprits sont inclus dans l’économie de Dieu, même s’il est pénible peut-être pour des théologiens de constater que la création invisible ressemble à ces vielles cartes de géographie où il était marqué « terra incognita », pour les territoires inconnus, qu’on remplissait de quelque animal fabuleux. Leçon de modestie, que nous donnent de leur côté les scientifiques face aux mystères de la nature. Saint Grégoire de Nysse nous le rappelle en commentant le psaume 150 :

Le rapprochement de notre nature avec les anges [s’exprime dans] le passage où [le psalmiste] dit : « Louez le Seigneur avec des cymbales retentissantes. » En effet, un tel concours, je veux dire celui du monde angélique et du monde humain, quand la nature humaine sera rendue à son lot originel, produira ce doux son de l’action de grâces par la rencontre des uns avec les autres, et, par les uns et les autres comme avec les uns et les autres, célébrera partout un hymne pour rendre grâces à Dieu de son amitié envers l’humanité. C’est ce que montre, en effet, le concours de la cymbale avec la cymbale : une cymbale est formée par la nature supraterrestre des anges, l’autres cymbale par la création rationnelle des hommes. Mais le péché a séparé l’une de l’autre. C’est donc lorsque l’amitié de Dieu pour l’homme les rapprochera de nouveau l’une et l’autre, que les deux, de concert l’une avec l’autre, feront retentir cette louange, ainsi que le dit, lui aussi, le grand apôtre […]

Quand toute la création, celle de tous les êtres d’en haut et de tous ceux d’en bas, sera accordée en un chœur unique, et qu’à la manière d’une cymbale, la création intelligible et celle qui, aujourd’hui, s’en trouve séparée et a été divisée par le péché, produiront grâce à l’accord de nos voix le juste son (Sur les titres des Psaumes [Ps 150] I,IX,28, SC 466, p. 257-263).


5. L’ascèse, avec ses multiples dimensions, est apparue comme un impératif essentiel dans l’intendance de la création par l’homme. Ascèse personnelle et ascèse collective. Nous savons assez bien, même si nous la pratiquons mal, ce qu’implique l’ascèse personnelle. Nous ignorons presque tout des lois d’une ascèse communautaire au niveau de la société. Les réponses classiques de l’ascèse personnelle et communautaire à échelle réduite sont la modération, se contenter du nécessaire, ne pas envier le nécessaire dont l’autre a besoin (voir RB 55,22), le partage…

Mais l’échelle de la crise a changé. Elle n’est plus locale ou régionale, mais mondiale et globale. Nous savons désormais que les modèles de développement économique que nous subissons (et favorisons) sont insoutenables. La terre est ruinée, les richesses sont concentrées, la pauvreté de tant d’hommes et de femmes bafoue leur dignité humaine.

Aujourd’hui, par ailleurs, il y aurait aussi pour les Églises et les théologiens une invitation à pratiquer l’ascèse de l’écoute des simples et des savants. Les simples d’abord : je voudrais, pour l’illustrer, vous raconter une histoire, qu’on m’a rapportée il y a déjà plus de trente ans. Il s’agit d’un linguiste éminent, étudiant les langues des Indiens de l’Amazonie. S’y étant rendu, il avait rédigé une grammaire d’une de ces langues. Un jour qu’il se déplaçait d’une tribu vers une autre, par la forêt amazonienne, et qu’il était accompagné par un indigène, celui-ci lui demanda: « As-tu soif? » Il répondit : « Oui. » Et l’indigène est monté sur un palmier, a pris une noix de coco et en est redescendu. Quand le chercheur eut fini de boire la noix de coco, son guide lui demanda: « As-tu encore soif? » Et lui : « Oui. » L’indigène est remonté sur l’arbre pour lui offrir une deuxième noix de coco. Après cette deuxième noix de coco, il lui demanda: « As-tu encore soif? » Le linguiste répondit : « Non. », et lui demanda à son tour : « Mais pourquoi ne donnes-tu pas un coup sec, de sorte que les noix de coco tombent de l’arbre ? » Et l’indigène répondit : « Pour que le suivant, qui passe ici après nous, ait quelque chose à boire ». C’est une grande leçon des « simples » : se contenter du nécessaire.

Prenons un autre exemple pour illustrer l’attention des saint pour la vie quotidienne des hommes. En témoigne cet apophtegme attribué à saint Macaire l’Égyptien :

Macaire l’Égyptien vint un jour de Scété à la montagne de Nitrie pour la messe de l’abbé Pambo, et les vieillards lui dirent : « Dis une parole aux frères, Père. » Il dit : « Moi, je ne suis pas encore devenu moine, mais j’ai vu des moines. Un jour, en effet, comme je me tenais dans ma cellule à Scété, les pensées me harcelaient, me disant : “Va-t-en dans le désert et observe ce que tu y verras.” Je persistai à lutter contre la pensée cinq ans durant, me disant : Peut être vient-elle des démons ? Et comme la pensée demeurait, je m’en allai dans le désert. Je trouvai là une étendue d’eau, et une île au milieu : et les bêtes du désert venaient s’y abreuver. Au milieu d’elles j’aperçus deux hommes nus ; et mon corps frémit, car je crus que c’étaient des esprits. Eux, me voyant frémir, me dirent : “N’aie pas peur, nous aussi, nous sommes des hommes.” Et je leur dis : “D’où êtes-vous et comment êtes-vous venus dans ce désert ?” Ils dirent : “Nous sommes d’un monastère de cénobites, et, d’un commun accord, nous sommes venus ici, voilà quarante ans ; l’un est Égyptien, l’autre Lybien.” Puis ils m’interrogèrent eux aussi, disant : “Comment va le monde ? Est-ce que l’eau arrive bien en son temps ? Le monde est-il prospère ?” »

La première question après quarante ans de solitude ? « Comment va le monde? » ? est déjà un indice d’une communion profonde. « Est-ce que l’eau arrive bien en son temps ? » : pour un Égyptien, la pluie qui descend est vie, promesse de fécondité de la terre grâce au Nil. « Le monde est-il prospère ? » L’apophtegme montre donc une proximité avec le monde, qui me semble un signe de l’authenticité de l’ascèse.

« “Comment va le monde ? Est-ce que l’eau arrive bien en son temps ? Le monde est-il prospère ?” Je leur dis : “Oui !” Puis à mon tour je leur demandai : “Comment puis-je devenir moine ?” Ils me dirent : “Si on ne renonce pas à toutes les choses du monde, on ne peut devenir moine.” Et je leur dis : “Moi, je suis faible et ne puis faire comme vous.” Et ils me dirent : “Si tu ne peux faire comme nous, reste dans ta cellule et pleure tes péchés.” Je leur demandai : “Quand vient l’hiver, n’êtes-vous pas gelés ? Et quand vient l’été, n’avez-vous pas le corps brûlé ?“ Ils dirent : “Dieu nous a fait cette existence et nous n’avons pas froid en hiver ni ne souffrons de la chaleur en été.” Voilà pourquoi je vous ai dit : Je ne suis pas encore devenu moine, mais j’ai vu des moines. Pardonnez-moi, frères. »

Les saints, donc, n’oublient pas la vie quotidienne et les besoins des hommes. Mais l’apport des savants est également important. La théologie ne répond pas à tout. Elle peut nous offrir une vision juste de l’homme, de Dieu, de la création. Mais nous avons besoin des hommes et des femmes qui travaillent jour après jour à des réponses alternatives et responsables de la crise écologique. Ayons l’humilité de les écouter. C’est là sans doute une modalité de notre ascèse au XXIe siècle.

6. Nous aurions dû sans doute, au niveau théologique, prêter davantage d’attention à l’œuvre de l’Esprit saint. Dans l’entre-deux de la résurrection du Messie et de sa seconde venue, c’est l’Esprit qui achève et parachève l’œuvre de salut que le Père a confié à son Fils. Ce n’est pas un hasard que le grand psaume de la création (Ps 103 LXX) demande son envoi sur la création et sur le travail des hommes, afin qu’il les renouvelle. L’homme peut-il être le gardien de la création sans l’assistance de l’Esprit du Christ, qui n’est pas seulement celui qui illumine, mais aussi dynamis, puissance de Dieu ?

7. Relevons enfin un souhait déjà exprimé par le métropolite Jean de Pergame, dès le début du colloque. Le service de la préservation et de l’assainissement de l’environnement doit devenir une diaconie commune des Églises. Cette diaconie est une chance qui peut rapprocher les Églises en les rapprochant de l’humanité souffrante et de la nature défigurée par le péché de l’homme.

Nous devrions aussi chercher ensemble à trouver ce regard juste dont il a été question à plusieurs reprises sur la création de Dieu. Nous avons bien fait de chercher une vision théologique authentique, qui inclue la création, une vision iconique et liturgique ; mais nous avons par ailleurs à corriger et à convertir notre relation au monde qui nous environne en fonction de cette vision juste. Je voudrais rappeler ici une sagesse pratique qui est à la racine des réussites monastiques. Saint Benoît dit, à propos de l’économe du monastère ou du cellérier, qu’il regardera « tous les objets et tous les biens du monastère comme s’il s’agissait des vases sacrés de l’autel. Il ne traitera rien avec négligence. » (RB 31,10-11). Tout, de la cuisine au jardin, doit être traité comme s’il s’agissait des vases contenant le corps et le sang du Christ.

Nous célébrons aujourd’hui la fête de la naissance de la Mère de Dieu, la Sainte Vierge. Il s’agit de la première grande fête de l’année liturgique byzantine. On pourrait considérer cette fête comme le germe, humble et caché, que Dieu dépose dans son Peuple élu. Il prépare une terre vierge, d’où façonner le nouvel Adam, qui sera aussi son propre Fils. L’Esprit saint est à l’œuvre pour édifier la nouvelle arche de l’alliance et le Temple qui sera le corps du Messie ressuscité. Les grandes merveilles de notre salut, écrivait déjà saint Ignace d’Antioche, s’opèrent dans les silence. Cette assurance est notre espérance. La création aussi « garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu » (Rm 8,20-21). Espérer le salut de Dieu, espérer en l’homme, ne serait-ce pas un beau témoignage pour les chrétiens à donner ensemble au monde ?

Avant de laisser la parole pour la clôture des travaux, je voudrais, en votre nom à tous, remercier le prieur, père Enzo Bianchi, et toute la communauté de frères et des sœurs, ainsi que tous ceux et celles qui ont aidé (y compris les traducteurs et les traductrices) pour l’hospitalité généreuse, discrète et souriante.

 

Conclusions rédigées au nom du comité scientifique
par MICHEL VAN PARYS