Vigilance

La poterie de Bose - grès réfractaire, Gianni Beccafichi
Chouette vigilante

Les mots de la spiritualité
par Enzo Bianchi
La vigilance exige une lutte contre soi-même: le veilleur est le résistant, qui combat pour défendre sa vie intérieure

«Nous n'avons besoin de rien d'autre que d'un esprit vigilant.» Cet apophtegme d'abba Poemen, un Père du désert, exprime bien le caractère essentiel que revêt la vigilance dans la vie spirituelle chrétienne. En quoi consiste-t-elle? Le Nouveau Testament l'oppose à l'état d'ébriété et à celui de la somnolence; il la définit comme la sobriété et l'attitude de «tenir les yeux grands ouverts» de celui qui a un but précis à atteindre et dont il pourrait être distrait s'il n'était pas, précisément, vigilant. Et puisque le but à poursuivre, pour un chrétien, est la relation avec Dieu à travers Jésus Christ, la vigilance chrétienne est totalement en relation avec la personne du Christ qui est venu et qui viendra. Basile de Césarée termine ses Règles morales en affirmant que la «spécificité» du chrétien porte précisément sur la vigilance liée à la personne du Christ: «Quel est le propre du chrétien? C'est de veiller à toute heure du jour et de la nuit et de se tenir prêt dans la perfection qui plaît à Dieu, car il sait que le Seigneur vient à l'heure à laquelle il ne pense pas.»

L'insistance sur la dimension temporelle, dans ce texte, n'est pas le fait du hasard. Le type du veilleur est le prophète, celui qui cherche à traduire le regard et la Parole de Dieu dans l'aujourd'hui du temps et de l'histoire. La vigilance est donc lucidité intérieure, intelligence, capacité critique, présence à l'histoire, non-distraction et non-dissipation. Unifié par l'écoute de la Parole de Dieu, intérieurement attentif à ses exigences, l'homme vigilant devient responsable, c'est-à-dire radicalement non indifférent, conscient de devoir prendre soin de tout et, en particulier, capable de veiller sur les autres hommes et de les garder.

«Être episcopus, évêque», écrit Luther, «signifie regarder, être vigilant, veiller attentivement.» La vigilance est donc une qualité qui exige une grande force intérieure et produit un équilibre: il s'agit de mettre en pratique la vigilance non seulement sur l'histoire et sur les autres, mais aussi sur soi, sur son propre ministère, sur son propre travail, sur sa propre conduite, en somme sur toute la sphère des relations que l'on vit. Afin que sur tout règne la seigneurie du Christ.
La difficulté de la vigilance consiste précisément dans le fait que c'est sur soi, avant tout, qu'il faut veiller: l'ennemi du chrétien est en lui-même, non pas hors de lui. «Veillez sur vous-mêmes et priez en tout temps: que vos cœurs ne s'appesantissent dans la débauche, l'ivrognerie, les soucis de la vie», dit Jésus dans l’Évangile de Luc (21,34.36). La vigilance exige le prix d'une lutte contre soi-même: le veilleur est le résistant, celui qui combat pour défendre sa propre vie intérieure, pour ne pas se laisser entraîner par les séductions mondaines, pour ne pas se faire renverser par les angoisses de l'existence; en somme, pour unifier foi et vie et pour se maintenir en équilibre et en harmonie. Le veilleur est celui qui adhère à la réalité et ne se réfugie pas dans l'imagination, dans l'idolâtrie, qui travaille et ne paresse pas, qui se met en relation, qui aime et n'est pas indifférent, qui assume avec responsabilité son engagement dans l'histoire et le vit dans l'attente du Règne qui viendra. La vigilance est donc à la source de la qualité de la vie et des relations, et au service de la plénitude de la vie; elle combat les séductions que la mort exerce sur l'homme.

Paul avertit les chrétiens de Thessalonique par ces mots: «Ne nous endormons pas, comme font les autres, mais restons éveillés et sobres» (1 Thessaloniciens 5,6). Dans la symbolique biblique, mais aussi dans d'autres cultures (que l'on pense à la mythologie grecque, qui fait d'Hypnos, le Sommeil, le jumeau de Thánatos, la Mort), tomber dans le sommeil signifie entrer dans le domaine de la mort. Veiller, en revanche, n'est pas qu'une attitude propre à l'homme attentif et responsable, mais acquiert une signification particulière pour le chrétien qui met sa foi dans le Christ mort et ressuscité. La vigilance, c'est assumer de manière intime et profonde la foi en la victoire de la vie sur la mort. De cette façon, le veilleur n'est pas qu'un homme éveillé, mais il s'oppose à l'homme endormi et abruti qui émousse ses sens intérieurs, qui reste à la surface des choses et des relations; il devient aussi un homme de lumière, capable de rayonner la lumière. «Illuminés» par l'immersion baptismale, les chrétiens sont «fils de la lumière» appelés à illuminer: «Que votre lumière brille devant les hommes afin qu'ils voient vos œuvres belles et glorifient votre Père qui est dans les cieux» (Matthieu 5,16). Il ne s'agit pas d’exhibitionnisme spirituel, mais plutôt de l'effet débordant de la lumière qui, demeurant dans un cœur vigilant, ne peut rester cachée, mais émerge par elle-même et se diffuse. En un sens, la vigilance est la seule chose absolument essentielle au chrétien: elle est la matrice de toute vertu, elle est le sel de toute action, la lumière de ses pensées et de ses paroles. Sans elle, tout l'agir du chrétien risque d'être en pure perte. Abba Arsène dit: «Tout homme doit veiller à ses œuvres pour ne pas travailler en vain.»

Tiré de ENZO BIANCHI, Les mots de la vie intérieure, Cerf, 2000.