La Parole de Dieu aujourd’hui

Texte pour les Mélanges offerts à André Birmelé (2014)
Enzo Bianchi, prieur de Bose (Italie)

Le concile Vatican II a permis à l’Église catholique de redécouvrir, pour nourrir la foi des fidèles, ce trésor des Écritures qui leur avait été confisqué durant de longs siècles. La Parole de Dieu irrigue désormais la vie des chrétiens, mais connaît aussi des risques de dérive dans son utilisation. En hommage à l’ami André Birmelé, pasteur d’une Église où l’autorité des Écritures est si centrale, je voudrais tenter un bilan, du point de vue catholique, de la place de la Bible dans les communautés chrétiennes, après un demi-siècle de cheminement post-conciliaire.
Pour éviter que les sentiers que nous allons parcourir dans le bref espace de cette réflexion apparaissent confus, je voudrais commencer par tracer de manière synthétique une brève explicatio terminorum : trop souvent en effet, et non seulement dans l’espace ecclésial, on utilise de manière ambigüe les termes Révélation, Parole de Dieu, Écriture, Livre-Bible.
Avant tout donc Révélation (1) : le terme indique la fait de « lever le voile » (du verbe grec apokalýptein) et présente l’action libre et gratuite par laquelle Dieu, levant le voile sur soi, manifeste sa propre volonté. Nous pourrions citer à cet égard un texte qui synthétise bien ce mouvement : « Après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé autrefois aux pères dans les prophètes, Dieu, en la période finale où nous sommes, nous a parlé à nous en un Fils » (He 1,1-2). Il faut par ailleurs souligner avec force que la Révélation, qui se produit « par des actions et des paroles intimement liées entre elles » (gestis verbisque intrinsce inter se connexis)(2) , se situe dans l’histoire ; en même temps, la création entre également dans le mouvement par lequel Dieu se fait connaître à l’homme (voir Rm 1,19-20 (3)).
Parole a le sens de Révélation comprise comme événement de langage, mais il ne faut pas oublier que la Révélation et la Parole sont en dernier et en premier ressort Jésus Christ, le Fils, la Parole qui, dans la plénitude des temps, s’est faite chair (voir Jn 1,14). Ainsi par Parole de Dieu, où le terme « de Dieu » est un génitif subjectif, on exprime de manière privilégiée l’auto-communication de Dieu manifestée en Jésus Christ. Il est, lui, la Parole de Dieu, du Père, en tant que Fils révélateur et témoin, capable d’en faire un récit définitif : « Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique en a fait le récit (exeghésato) » (voir Jn 1,18)(4). Parole de Dieu indique donc un événement dialogique, « adressé à », qui fait du destinataire humain un auditeur, un interprète.
Enfin Livre, Écriture indique un document historico-littéraire qui témoigne de l’événement de la Révélation, c’est un mémorial canonique inspiré et inspirant pour le destinataire, le peuple de Dieu. Le Livre est la forme écrite du témoignage de la Parole ; par conséquent la Bible, « les livres » (du grec tà biblía) par excellence, est un document pluriel (5), témoignage d’une unique action : la Parole de Dieu. Le statut des Écritures saintes, tel qu’il a été souligné par le concile Vatican II, devient alors clair et éclairant :

Sacra Scriptura est locutio Dei quatenus divino afflante Spiritu scripto consignatur … Sacrae Scripturae Verbum Dei continent et, quia inspiratae, vere Verbum Dei sunt.

La Sainte Écriture est la Parole de Dieu en tant que, sous l’inspiration de l’Esprit divin, elle est consignée par écrit … Les Saintes Écritures contiennent la Parole de Dieu et, puisqu’elles sont inspirées, elles sont vraiment cette Parole (6).

À ces précisions de langage je voudrais ajouter la préoccupation principale qui m’habite concernant « la Parole de Dieu aujourd’hui », à savoir celle de la transmission de la foi : il s’agit là, selon moi, du problème essentiel de l’Église d’aujourd’hui (7). Transmettre la foi, en effet, implique et signifie transmettre les Saintes Écritures, transmettre une connaissance du Christ secundum Scripturas (1Co 15,3-4), dans la conviction qu’il n’y a pas d’événement Christ, et qu’il ne peut donc pas y avoir d’Église, sans le témoignage du Livre qui atteste toutes les choses écrites sur lui, Jésus le Christ (voir Lc 24,44).
Certes, l’Évangile a été transmis oralement par la première génération chrétienne, sous les formes du kérygme, de l’omologhía, des lóghia, de la prière, des hymnes ; mais au cours de l’histoire de l’Église l’annonce doit être faite secundum Scripturas ! Je dis cela parce qu’aujourd’hui, plus que jamais, on parle du Christ comme événement, comme référence spirituelle, comme sujet/objet d’une rencontre personnelle ; et ce langage, accompagné d’événements et des rencontres fraternelles vécues de manière émotive, peut être fascinant et conquérir de nombreux cœurs. Il faut néanmoins se demander avec franchise : quel Jésus Christ « nous est le plus cher dans le christianisme », pour utiliser un slogan emprunté à Vladimir Soloviev (8) ? Un Christ fruit de nos désirs et de nos projections ? Un Christ « fait de main d’homme », donc une idole séduisante ? Ou le Christ qui nous est révélé au sein d’une communion ecclésiale où la foi que nous accueillons est conforme aux Écritures, est obéissance à l’Évangile transmis par les apôtres ? Oui, un chrétien est tel parce qu’il est évangélisé par l’Évangile, le Livre où ont été mis par écrit ces « signes » qui peuvent amener à la foi et donc à la vie dans le Nom de Jésus Christ (voir Jn 20,30-31).
Pour indiquer la nécessité de cette transmission de la foi, je voudrais recourir à l’exemple du chapitre 24, qui conclut l’Évangile selon saint Luc, divisé, de manière significative, en trois scènes (9). La première (voir Lc 24,1-12) est celle de la découverte du tombeau vide et de la révélation de la part des deux messagers : le Christ est ressuscité et les femmes doivent « se rappeler ses paroles ». Ce souvenir fait surgir dans les femmes la foi et elles deviennent témoins et annonciatrices du Ressuscité. Au cœur de la première scène se trouve donc le souvenir des paroles de Jésus (voir Lc 24,6-8).
Dans la deuxième scène (voir Lc 24,13-35), les deux disciples en chemin vers Emmaüs font une contre-annonce : ils parlent d’un mort, non d’un ressuscité vivant ; ils font une chronique exacte mais n’ont pas la foi et ne savent pas espérer. Jésus alors « leur explique dans toutes les Écritures ce qui le concernait » (Lc 24,27), il « leur ouvre les Écritures » (diénoighen tàs graphás : Lc 24,32) et, suite au geste eucharistique, « leurs yeux furent ouverts » (dienoíchthesan: Lc 24,31). Au cœur de la deuxième scène se trouve donc la foi dans les paroles des prophètes expliquées par Jésus (voir Lc 24,25-27).
Enfin, dans la troisième scène (voir Lc 24,36-53), quand le Ressuscité se manifeste aux Onze, « sous l’effet de la joie, ils restent incrédules » (Lc 24,41). Pour susciter leur foi, Jésus « leur ouvre l’intelligence (diénoixen autôn tòn noûn) pour comprendre les Écritures » (Lc 24,45), laquelle constitue le véritable centre de cette scène.
Les trois scènes mettent en évidence que, pour l’évangéliste, les paroles de Jésus qu’il s’agit de remémorer ont déjà une autorité et un poids tels qu’ils se tiennent sur le même plan que l’Écriture, qui véhicule la Parole de Dieu.
Oui, rappeler, croire, comprendre les Écritures est essentiel pour entrer dans le mouvement de la foi pascale, pour accéder à la foi en Jésus comme Christ et Seigneur, ressuscité et vivant « selon les Écritures » : une annonce scindée des Saintes Écritures et de la Parole de Dieu qu’elles contiennent devient une contre-annonce ! La foi se transmet si l’on transmet une annonce, une bonne nouvelle qui soit Évangile, conforme à l’Évangile du Christ dont témoignent les Saintes Écritures.
Après cette nécessaire introduction, j’articulerai ma réflexion en deux parties principales :

  1. Le renouvellement consécutif au concile Vatican II
  2. Les aspects insuffisants et les pathologies dans le rapport Parole-communauté.

1. Le renouvellement consécutif au concile Vatican II

Il est indéniable qu’au cours du dernier siècle une transformation radicale concernant la place des Saintes Écritures dans la vie et la mission de l’Église s’est vérifiée (10). À cet égard, qu’il me soit permis de citer une donnée purement statistique mais plutôt significative. Lorsqu’on consulte l’Enchiridion biblicum (11), il apparaît qu’entre le concile de Trente (1546) et le concile Vatican I (1870) les interventions et les documents du magistère sur le thème qui nous intéresse occupent tout juste cinquante pages (12) ; entre Providentissimus Deus de Léon XIII (1893) et le discours de Jean Paul II à l’occasion du centenaire de ce document (1993), les textes s’étendent en revanche sur plus de mille pages (13) (sans compter l’important document de la Commission biblique pontificale, L’interprétation de la Bible dans l’Église, paru en 1993 et non encore compris dans le volume) (14). On remarque donc un net changement de sensibilité qui, surtout grâce au mouvement biblique, a laissé son témoignage le plus fort et autorisé dans la constitution conciliaire Dei Verbum sur la Parole de Dieu.
On ne peut pas ne pas reconnaître que les indications de Dei Verbum se sont montrée certainement fécondes, portant des fruits abondants dans la vie ecclésiale : dans la liturgie les Écritures abondamment proclamées ont enrichi la loghikè latreía, « le culte selon le lógos » (Rm 12,1), modelant l’Église de manière plus conforme au Christ son Époux, et la prédication s’est renouvelée précisément dans la mesure où elle s’est nourrie des Saintes Écritures (15) ; la théologie a confirmé son fondement pérenne dans les Écritures et les études théologiques ont renforcé leur esprit dans l’étude des Écritures (16)  ; la vie quotidienne des fidèles a indubitablement été marquée par une majeure assiduité avec les Écritures (17).

a. Le rapport Bible-communauté dans la liturgie eucharistique

S’il s’agissait là des indications de la constitution Dei Verbum, je voudrais mettre en évidence surtout certains fruits qu’il est facile d’observer dans l’Église italienne (18), tout en sachant la partialité de ma lecture qui laisse assurément de côté certaines réalités ecclésiales. Je m’intéresse en particulier à la nouveauté du rapport Bible-communauté chrétienne (19), notamment parce que c’est dans ce domaine principalement que la Parole de Dieu est transmise et donc qu’elle édifie l’Église. Précisément parce qu’il existe un rapport intrinsèque entre le corps ecclésial et le corps scripturaire ; précisément parce qu’il y a une appartenance réciproque entre le Livre et la communauté croyante ; précisément parce que l’Écriture est un miroir où se reflète l’identité de la communauté (Liber et speculum, selon la formule de saint Bernard), pour cela alors il est décisif d’analyser comment ce rapport est aujourd’hui vécu.
Reconnaissons-le en vérité : la plupart des chrétiens a un contact avec la Parole de Dieu à travers la liturgie ou, mieux, à travers la fréquentation de la liturgie eucharistique dominicale. Or il ressort d’une récente statistique que sur le total des pratiquants dominicaux (20 à 25% de la population italienne) seul 4% dit avoir lu dans sa vie les quatre Évangiles et seul 2% a un contact personnel quotidien avec les textes bibliques. Certes, on peut avoir des choses à redire sur la prédication dans les assemblées eucharistiques, mais il faut admettre que, par rapport à la situation précédant la réforme liturgique, une transformation impensable s’est réalisée. L’écoute abondante des passages de l’Ancien et du Nouveau Testament, l’homélie qui fait normalement écho à l’Évangile, la fréquentation de la prière des Psaumes au cours du rite de la messe, tout cela a une signification importante pour la croissance dans la foi des chrétiens de nos communautés paroissiales.
Il faut observer en particulier que l’Évangile a de nouveau acquis sa canonicité, un rôle de règle et d’inspiration pour la vie quotidienne des chrétiens individuels. Cela a produit une nouvelle manière de penser, qui s’exprime à travers des expressions éloquentes : « cela va contre l’Évangile », « l’Évangile ne dit pas cela », ou, au contraire, « cela est conforme à l’Évangile », « l’Évangile le dit », paroles qui ne s’affichent pas seulement sur les lèvres des élites chrétiennes mais dans la bouche des croyants quotidiens. Cela n’est pas peu, car c’est la forme sous laquelle se fait la réception de la volonté de Dieu, son inspiration, pour une vie conforme à Jésus Christ. Et surtout, la connaissance de la vie de Jésus, à travers la prédication obéissant à la dynamique de l’année liturgique, a nouvellement transmis en termes de suivance l’effort pour assumer la forma Christi dans la vie. En somme, grâce à Vatican II, nous avons redécouvert un nouveau rapport entre le croyant et la Parole de Dieu contenue dans les Écritures, et les conséquences de cette relation inédite ne pourront se mesurer que sur le long terme (malheureusement ces analyses ne se font pas souvent, parce qu’elles sont peu voyantes…).
Et j’estime par expérience que, même concernant la pratique homilétique, on peut dire que les anciennes formulations moralistes, privées de référence aux lectures bibliques, sont toujours moins attestées. Les problèmes sont ceux de toujours : peu de préparation de la part du prêtre, manque d’assiduité orante avec les textes, difficulté à communiquer avec efficacité… Mais malgré ces limites il faut rendre grâce à Dieu pour la centralité que la Parole de Dieu a retrouvé dans la liturgie.

b. Le rapport Bible-communauté en dehors de la liturgie eucharistique : la lectio divina

L’autre point de repère concernant le rapport entre la Bible et la communauté est celui que constitue la lecture de la Bible en dehors de la liturgie eucharistique, une lecture pratiquée dans bien des communautés chrétiennes. Les approches sont nombreuses et plurielles, et elles reflètent également les diverses identités communautaires. À partir du Concile, des cours bibliques, des catéchèses bibliques, des groupes d’écoute de la Parole, des célébrations liturgiques au centre desquelles se trouve la lectio divina (20) ont peu à peu commencé à faire partie de la pastorale ordinaire de nombreux diocèses, paroisses et communautés. On ne dispose pas de données statistiques à ce propos, mais il apparaît évident que ces formes d’assiduité avec la Parole sont extrêmement diffuses et – je dirais même davantage – elles ne manifestent pas de signe de fatigue ou d’épuisement après plusieurs décennies d’exercice.
Surtout la pratique de la lectio divina, méconnue même dans les monastères jusque dans les années ’60 du siècle dernier, a connu une diffusion – que l’on me passe l’expression – « miraculeuse », tant au niveau personnel qu’au niveau communautaire, dans les paroisses et dans les communautés religieuses. En Italie, en particulier, la pratique de la lectio divina s’est diffusée grâce à des guides qui ont su l’enseigner et la diffuser selon les règles de la grande tradition de l’Église, inspirées par les pères de l’Église et les auteurs monastiques médiévaux : de cette manière, des itinéraires spirituels souvent arides et plutôt pauvres ont connu un nouvel élan vital. Ce n’est pas un hasard si le magistère est intervenu à plusieurs reprises pour indiquer la lectio divina comme la forme la plus adéquate pour une rencontre authentique avec la Parole de Dieu et pour la célébration de l’alliance. Parmi les nombreux textes qu’on pourrait citer, je n’en rappelle ici que deux, de Jean Paul II et de Benoît XVI :

Depuis que le Concile Vatican II a souligné le rôle prééminent de la Parole de Dieu dans la vie de l’Église, il est certain que de grands pas en avant ont été faits dans l’écoute assidue et dans la lecture attentive de l’Écriture Sainte. L’honneur qu’elle mérite lui est reconnu dans la prière publique de l’Église. Les fidèles et les communautés y recourent désormais dans une large mesure, et parmi les laïcs eux-mêmes, nombreux sont ceux qui s’y consacrent avec l’aide précieuse des études théologiques et bibliques. Et surtout il y a l’évangélisation et la catéchèse qui prennent une nouvelle vigueur précisément lorsqu’on est attentif à la Parole de Dieu. Chers frères et sœurs, il faut consolider et approfondir cette perspective, en diffusant aussi le livre de la Bible dans les familles. Il est nécessaire, en particulier, que l’écoute de la Parole devienne une rencontre vitale, selon l’antique et toujours actuelle tradition de la lectio divina permettant de puiser dans le texte biblique la parole vivante qui interpelle, qui oriente, qui façonne l’existence (21).

Je voudrais surtout évoquer et recommander l’antique tradition de la lectio divina : la lecture assidue de l’Écriture Sainte, accompagnée par la prière réalise le dialogue intime dans lequel, en lisant, on écoute Dieu qui parle et, en priant, on lui répond avec une ouverture du cœur confiante (voir Dei Verbum 25). Cette pratique, si elle est promue de façon efficace, apportera à l’Église, j’en suis convaincu, un nouveau printemps spirituel. En tant que point ferme de la pastorale biblique, la lectio divina doit donc être davantage encouragée, à travers l’utilisation également de nouvelles méthodes, étudiées attentivement, au rythme des époques. On ne doit jamais oublier que la Parole de Dieu est la lampe sur nos pas et la lumière sur notre route (voir Ps 119,105) (22).

Il vaut par ailleurs la peine de rappeler ce qu’on lit dans un document des évêques italiens qui, en 1995, faisant un bilan du rôle de la Bible dans les communautés chrétiennes en Italie, notaient que « la lectio divina est toujours plus ouverte à tous les fidèles en Christ et représente une véritable grâce de Dieu, à laquelle initier avec attention tout chrétien »(23).
Ce qui émerge de la pratique de la lectio divina est la possibilité réelle d’une féconde interaction entre l’exégèse et la vie spirituelle, sans que ni l’une ni l’autre ne soient trahies. Cela se produit surtout là où la lectio est vécue communautairement, que ce soit en raison de la qualité de l’assemblée (par exemple celle d’une communauté religieuse) ou pour les capacités et les dons de celui qui la guide (on peut penser notamment au ministère du cardinal Martini). Précisément dans l’itinéraire de la lectio divina se réalise mieux qu’ailleurs, malgré les carences possibles, ce croisement entre exégèse scientifique et actualisation pastorale, situées dans l’espace d’une exégèse intégrale, d’une herméneutique doxologique des Saintes Écritures, et nourries par la foi de l’Église. En d’autres termes, dans la pratique de la lectio divina l’acte de lire les Écritures tend à insérer le chrétien dans la dynamique de la Pâques, à mettre en évidence que la diakonía toû lógou (Ac 6,4) est toujours diakonía toû pneúmatos (2Co 3,7.8), parce que seule grâce à l’intervention de l’Esprit saint l’Écriture devient Parole. Là où se trouve la Parole, là est l’Esprit, et là où est l’Esprit, là se trouve la Parole, car l’un et l’autre agissent en totale et éternelle osmose (24).

2. Aspects insuffisants et pathologies dans le rapport Parole-communauté (25)

Dans cette seconde partie je voudrais indiquer au moins trois pathologies qui rendent inharmonieux le rapport entre la Parole de Dieu, l’action de l’Esprit et l’Église, la communauté des croyants : le fondamentalisme, le charismatisme, la lecture psychologisante.

a. Le fondamentalisme

Le fondamentalisme est le résultat d’une surévaluation du « ce-qui-est-écrit », comme s’il était directement Parole de Dieu, et il implique une approche littéraliste de l’Écriture, sans aucune préoccupation herméneutique. C’est un raccourci qui n’amène nulle part, parce qu’il n’exprime que le rejet du labeur herméneutique au nom d’une littéralité qui donne raison à l’assertion de Paul : « La lettre tue, mais l’Esprit donne la vie » (2Co 3,6). Avec beaucoup de force, le document de la Commission biblique pontificale qu’on a déjà cité affirme que « le fondamentalisme invite, sans le dire, à une forme de suicide de la pensée »(26). Et Jean Paul II même a mis en garde contre ce risque dans son discours de présentation de ce document, stigmatisant ces chrétiens qui, mus par « une fausse idée de Dieu et de l’incarnation … ont tendance à croire que, Dieu étant l’Être absolu, chacune de ses paroles a une valeur absolue, indépendante de tous les conditionnement du langage humain »(27).
Assurément, il est laborieux de trouver un équilibre entre la lecture du texte et sa corrélation avec le milieu existentiel, surtout en l’absence du contexte communautaire ecclésial qui est l’espace propre où toute lecture des Saintes Écritures peut et doit advenir. Ce n’est qu’à l’intérieur d’une réelle expérience ecclésiale de communion que les Écritures peuvent être lues et, ayant été vivifiées, ressusciter comme Parole du Dieu vivant adressées à un destinataire précis, ici et maintenant. Le témoignage de Grégoire le Grand est à cet égard d’une grande clarté : « Bien des passages de la Sainte Écriture que je n’arrivais pas à comprendre seul, je les ai compris en me mettant en face de mes frères (coram fratribus meis positus intellexi) … Et je me suis aperçu que l’intelligence m’en était donnée grâce à eux. »(28) Oui, le fondamentalisme ne peut être contré qu’en vivant l’unité intrinsèque entre la Parole et l’Église, surtout à travers l’eucharistie. Est-ce un hasard si le fondamentalisme est attesté surtout dans des mouvements évangélicaux protestants dans lesquels il n’y a guère de théologie et de pratique centrale de l’eucharistie ?
Dans cette logique toujours, il faut aussi regretter des dérives bien présentes surtout dans certaines communautés : je pense au risque d’une certaine rigidité herméneutique qui peut se développer en biblicisme ou même en une supposée « complétude matérielle » de l’Écriture, identifiée directement avec la Parole de Dieu. On parcourt ainsi des chemins sur lesquels, bien qu’avec l’intention d’expérimenter la puissance de la Parole, sa dýnamis, on finit par pratiquer une lecture rigide, imperméable à d’autres apports que l’histoire et la vie des croyants peuvent élaborer.

b. Le charismatisme

Un autre danger, qui semblerait comme l’opposé du fondamentalisme, est celui du charismatisme. Cette dérive consiste à placer l’attention sur le primat de l’Esprit et de son action, sans tenir compte du critère objectivant de la Parole de Dieu contenue dans les Écritures et proclamée in ecclesia. On souligne ainsi la spontanéité, la composante affective, une liberté mal comprise de l’Esprit et parfois le prodigieux, l’extraordinaire, le miraculeux… Qui est victime de cette pathologie risque de confondre l’émotionnel avec la profondeur et l’authenticité de la vie spirituelle, l’expérience affective de groupe, avec l’expérience de Dieu et de l’Église, l’élément psychologique avec celui qui est authentiquement pneumatique. Il y a là l’influence d’une forte dominante actuelle : celle de la spiritualité des religions à structure symbolique maternelle(29), où aucun espace n’est laissé à l’altérité, à la sainteté de Dieu, où ne se donne aucune seigneurie de la Parole de Dieu dans l’histoire, où il n’y a pas de relation d’alliance à vivre mais une expérience indistincte et confuse du divin dans laquelle la Parole de Dieu est réduite à un mantra…
Dans ce contexte, on recherche une lecture « simple », sine glossa, visant la recherche de la signification « pour moi », du sens immédiat du texte, sans aucune attention voire avec une forte méfiance pour l’exégèse et la lecture historique, avec le risque de compréhensions partielles, marquées par une facile implication émotive et imprégnées d’autoréférentialité individuelle ou de groupe. À la base d’une telle approche on trouve un vice docète, qui en profondeur ne reconnaît pas la logique de l’incarnation de la Parole de Dieu dans l’histoire.

c. La lecture psychologisante

Mais je reconnais que ce qui me préoccupe le plus aujourd’hui est une nouvelle forme d’exégèse qui avance et semble capable d’une ample dilatation : je veux parler de la lecture psychologisante de la Bible. Dans une telle approche, les références à des méthodes psychologiques, surtout à la psychologie des profondeurs, deviennent la grille de lecture des textes. Le risque est celui de se fermer à un message qui vient de Dieu, de ne pas pratiquer une écoute attentive et ouverte du texte, de mettre des obstacles à l’Esprit qui parle dans sa seigneurie et sa liberté.
S’il est vrai que l’humanité de nombreuses pages de l’Écriture recèle une grande profondeur et beaucoup de finesse psychologique, rendant utile, voir conseillable le recours à des éléments de psychologie pour une compréhension plus adéquate de ces textes, il est tout aussi vrai que le critère psychologique risque de noyer le message de la Révélation, en le réduisant à un des nombreux mythes de rédemption. Paradoxalement la parole biblique peut manifester sa puissance thérapeutique précisément lorsqu’elle n’est pas enchaînée par des formes de lecture qui entendraient la rendre plus accessible, plus facile à recevoir, mais la privent en réalité de son altérité, en l’aplatissant sur des desiderata ou des sentiers préétablis par le lecteur.
Je suis indigné par la production, de la part d’exégètes catholiques, de textes dans lesquels, plutôt que d’accueillir la Parole du texte biblique, on ne cherche dans ce dernier que sa propre histoire, son propre chemin, dans une contemplation narcissique qui reste autoréférentialité et ne laisse aucune place au Dieu qui me parle, ici et maintenant. Au centre de ces lectures se trouve l’homme ; plus encore, on y découvre souvent le « moi » de l’interprète, qui veut se livrer soi-même au lecteur et non la Parole contenue dans les Écritures : ce sont des lectures qui séduisent mais ne convertissent pas !

Oui, je crois que la pratique de la lectio divina selon la grande tradition et dans l’espace de la foi ecclésiale peut assurément constituer une voie capable d’apporter des corrections à ces pathologies, en vue d’une vie de foi adulte et mature.

Conclusion

Pour conclure ma lecture de la présence de la Bible dans les communautés chrétiennes, considérant le futur immédiat, je crois nécessaire de souligner trois points sur lesquels il me semble urgent de travailler :

  1. Avant tout, il est nécessaire d’approfondir Dei Verbum. Il nous faut relire cette constitution aujourd’hui comme un instrument décisif pour récupérer le sens théologique et spirituel des Saintes Écritures et trouver les éléments pour leur herméneutique en Église. Oui, « Dei Verbum est une introduction indispensable et un instrument pour la correcte compréhension des Saintes Écritures »(30). Ce n’est qu’à travers une relecture intelligente de la constitution conciliaire que l’on pourra approfondir la conception sacramentelle de la Bible(31), la compréhension selon laquelle elle ne donne pas des informations sur Dieu, ni ne communique uniquement une doctrine ou un enseignement, mais qu’elle transmet la Parole de Dieu laquelle autorise la célébration de l’alliance(32). En ce sens, je pense que l’exhortation post-synodale Verbum Domini(33) peut aussi constituer un complément extrêmement efficace pour cette compréhension. Benoît XVI, après y avoir parlé – pour la première fois dans le magistère – de l’analogia Verbi (no. 7), est parvenu à parler de la sacramentalité de la Parole (no. 56), à comprendre en analogie avec la présence du Christ dans l’eucharistie et avec l’incarnation du Verbe en Jésus de Nazareth.
  2. Un grand travail qui nous attend est ensuite celui de l’exégèse liturgique. Jusqu’à présent peu de réflexions ont été produites pour chercher à intégrer correctement l’interprétation des Écritures à la liturgie. L’homélie ne devrait en effet pas être détachée du contexte liturgique, comme c’est en revanche le cas actuellement : l’homélie – me semble-t-il – est trop explicative et ne fait pas corps avec la liturgie. Il s’agit de comprendre, comme l’a joliment écrit Louis-Maire Chauvet que « la Parole précipite en geste sacramentel eucharistique » et que la Parole proclamée, prêchée, écoutée, vécue dans la liturgie, rend l’assemblée participante à l’action de Dieu, à sa Parole-Événement, qui est le mystère révélé et célébré même. La proclamation autorisée de la Parole devrait donc toujours être accompagnée d’une interprétation mystagogique qui relie les signes et les paroles. Le lectionnaire n’est pas une liste de références bibliques, mais constitue une herméneutique qui obéit à la liturgie !
  3. Et enfin, toujours plus, notamment en vue de l’échange avec les autres religions et leurs livres saints, il nous faut, en tant que chrétiens, apprendre à lire les Saintes Écritures en plaçant en leur centre Jésus Christ et son Évangile. Toutes les Saintes Écritures « contiennent la Parole du Seigneur »(34), mais l’Évangile de Jésus Christ en constitue le cœur : il devient le critère herméneutique pour les lire en vérité et pour pouvoir discerner ce qui, en elles, a été jugé, corrigé, transformé, mis de côté par celui qui est lui-même exégèse du Père (exeghésato : Jn 1,18).

Enzo Bianchi, prieur de Bose (Italie)
(Traduction de l’italien par Matthias Wirz.)

__________________________________
(1)À ce propos, voir Ch. Theobald, La révélation, Paris, L’Atelier, 2001.

(2)Vatican II, Constitution Dei Verbum 2.

(3)Cité dans ibid. 3 et 6.

(4)Voir V. Stolle, « Jesus Christus, der göttliche Exeget (Joh 1,18)  », dans Zeitschrift für die Neutestamentliche Wissenschaft 97/1 (2006), p. 64-87.

(5)Joseph Caillot a parlé à ce propos de la « saine neutralité d’un singulier-pluriel » : voir J. Caillot, L’Évangile de la communication, Paris, Cerf, 1989, p. 265.

(6)Dei Verbum 9 et 24.

(7)J’ai déjà rassemblé mes réflexions sur ce sujet dans E. Bianchi, « La Chiesa italiana come luogo di fede », dans l’ouvrage collectif Chiesa in Italia : 1975-1978, Brescia, Queriniana, 1978, p. 33-45.

(8)V. Soloviev, Trois entretiens, Paris, Ad Solem, 2004, p. 138.

(9)P. Tremolada, « Profezia delle Scritture e fede pasquale », dans Parola, Spirito e Vita 41 (2000), p. 135-145.

(10)Pour une approche plus générale du thème de la relation entre Parole de Dieu et Église, voir notamment L. Mazzinghi, « Parola di Dio e vita della Chiesa », dans Rivista Biblica 55/4 (2007), p. 401-429 ; E. Bianchi, Chiesa e Parola di Dio, Bose, Qiqajon, 2008 (Testi di meditazione 144).

(11)Enchiridion Biblicum, Bologne, EDB, 1993.

(12)Voir ibid., p 80-131 (édition bilingue latine et italienne).

(13)Voir ibid., p 132-1181.

(14)Voir Commission biblique pontificale, L’interprétation de la Bible dans l’Église, Paris, Cerf, 1994.

(15)Voir Dei Verbum 21.

(16)Voir ibid. 24. À ce propos, voir aussi Ch. Theobald, « L’Écriture, âme de la théologie, ou le christianisme comme religion de l’interprétation », dans L’Écriture âme de la théologie, éd. R. Lafontaine, Bruxelles, Lessius, 1990, p. 109-132.

(17)Voir Dei Verbum 25.

(18)Voir G. Betori, « Bibbia e comunità cristiana in Italia dal Concilio a oggi », dans Id., La Parola nel tempo della missione, Cinisello Balsamo, San Paolo, 2007, p. 63-70.

(19)Sur le rapport entre Bible et communauté restent toujours intelligentes et pour moi inspirantes les réflexions de S. Breton, Écriture et Révélation, Paris, Cerf, 1979 et de J. Caillot, L’Évangile de la communication (surtout les p. 253-281).

(20)Sur ce thème, je renvoie à E. Bianchi, Prier la Parole. Une introduction à la lectio divina, Bégrolles-en-Mauges, Bellefontaine, 1996 ; Id., Écouter la Parole. Les enjeux de la lectio divina, Bruxelles, Lessius, 2006.

(21)Jean Paul II, Lettre apostolique Novo millennio ineunte 39 (6 janvier 2001).

(22)Benoît XVI, Discours aux participants au congrès international pour le 40e anniversaire de la Constitution dogmatique sur la Révélation divine (Rome, 16 septembre 2005).

(23)CEI - Commission épiscopale pour la doctrine de la foi et la catéchèse, La Bibbia nella vita della Chiesa 31 (18 novembre 1995), dans Il Regno documenti 1/1996, p. 28.

(24)Voir L. Manicardi, « Parola e Spirito nella vita della Chiesa », dans Servizio della Parola 290 (1997), p. 87-98.

(25)Plus en général sur le rapport entre Parole et communauté, voir E. Bianchi, « La Parole construit la communauté », dans Id., Si tu savais le don de Dieu, Bruxelles, Lessisus, 2001, p. 166-178.

(26)L’interprétation de la Bible dans l’Église, p. 27.

(27)Jean Paul II, Allocution sur l’interprétation de la Bible dans l’Église (23 avril 1993), dans L’interprétation de la Bible dans l’Église, p. 9.

(28)Grégoire le Grand, Homélies sur Ézéchiel II,2,1.

(29)Voir T. Anatrella, « Psicologia delle religioni della madre », dans Parola, Spirito e Vita 39 (1999), p. 273-285.

(30)La Bibbia nella vita della Chiesa 15, p. 24.

(31)Sur la question de la sacramentalité de l’Écriture, je suis reconnaissant pour les réfléxion de A. Birmelé, « La sacramentalità delle Scritture », dans L'ambone : tavola della parola di Dio, Bose, Qiqajon, 2006, p. 31-48 ; Id., L’horizon de la grâce, Paris, Cerf/Olivétan, 2013, p. 287-291.

(32)Voir E. Bianchi, Écouter la Parole, p. 48-53.

(33)Benoît XVI, Exhortation apostolique Verbum Domini (30 septembre 2010).

(34)Dei Verbum 24Enzo Bianchi, prieur de Bose (Italie)