Le langage de la croix

Olio su pannello cm 47 x 17
WILLIAM CONGDOM, Crocifisso n°52, 1972

Les mots de la spiritualité
par Enzo Bianchi
Cet homme est Jésus le juste, qui meurt ainsi à cause du monde injuste dans lequel il a vécu; cet homme est le croyant fidèle à Dieu

Depuis toujours, dans le christianisme, ce qui apparaît comme «un scandale et une folie» est l'événement de la croix et aussi, en conséquence, les métaphores et les signes de la croix. Tout comme la tentation se présente, pour le chrétien, de «réduire à néant la croix», tentation que Paul dénonce dans la première lettre aux Corinthiens (1,17), de la même manière, pour le non chrétien, la croix et sa logique apparaissent inhumaines ou comme une fausse tentative d'interpréter la souffrance. Cela, depuis toujours. Mais aujourd'hui — à notre époque marquée dans le monde occidental par le bien-être matériel, par l'abondance des richesses et du confort, par la recherche des plaisirs à bas prix, par la conviction que tout ce qui est techniquement possible et économiquement réalisable est, pour cette raison même, légitime et souhaitable — nous devons constater que le refoulement de la croix est quotidiennement attesté de mille manières, tantôt grossières, tantôt très subtiles, et que le fondement même du christianisme a perdu de son évidence; il se révèle terne, brumeux. Que l'on pense à la tentative de présenter la vie chrétienne sous le seul aspect de la résurrection, comme s'il s'agissait d'une fête continuelle; que l'on pense à l'énergie dépensée pour présenter aux jeunes un attrayant, parce que libéré des exigences du «renoncement» (élément essentiel de la liturgie baptismale, réduit aujourd'hui à un terme imprononçable), de la discipline, du reniement de soi, du fait de prendre sur soi la croix (expressions évangéliques considérées aujourd'hui comme «inconvenantes» à prononcer); que l'on pense à la scène, à laquelle on assiste de plus en plus fréquemment au sein de l’Église, de rhéteurs gnostiques non chrétiens qui déclinent à leur manière la foi chrétienne, proposant aux croyants un christianisme vidé de la folie de la croix et enrichi du discours intellectuel persuasif.

Désormais Celse n'est plus le philosophe du IIe siècle qui dénigrait les chrétiens en raison de leur Seigneur — un crucifié — et de la composition sociologique — extrêmement pauvre — de l’Église: non, le nouveau Celse fait l'éloge d'un Jésus, maître de philanthropie, et adule les chrétiens si importants et si déterminants dans la cité; mais ce faisant, il brouille, obscurcit, relègue dans l'oubli ce qui est l'événement fondateur et inspirateur de la vie chrétienne. Et à côté du nouveau Celse, il y a le nouvel Empereur, qui, comme l'ancien, esquissé par Hilaire de Poitiers, le grand Père de l’Église du IVe siècle, est un «persécuteur qui nous trompe, un ennemi qui nous flatte. Il ne nous fouette pas le dos, mais nous caresse le ventre; il ne nous proscrit pas pour notre vie, mais il nous enrichit pour notre mort; il ne nous pousse pas par le cachot vers la liberté, mais nous comble dans son palais pour la servitude; il ne déchire pas nos flancs, mais nous investit le cœur; il ne nous tranche pas la tête par son glaive, mais nous tue l'âme par son or» (Contre Constance 5). Ainsi, sans être contestée visiblement et directement, la croix est réduite à néant! Et pourtant, quelle insistance et quelle force Jean Paul II déploie-t-il pour demander aux chrétiens de «ne pas réduire à néant la croix du Christ»!
Au moins une fois par an, le Vendredi saint, la croix est placée devant les fidèles, dans toute sa réalité et toute sa vérité: il y a Jésus de Nazareth, un homme, un rabbi, un prophète qui est pendu à une traverse de bois dans la nudité absolue; un homme crucifié qui apparaît anathème, excommunié, indigne du ciel et de la terre; un homme abandonné de ses disciples; un homme qui meurt méprisé de ceux qui sont témoins de son supplice ignominieux. Cet homme est Jésus le juste, qui meurt ainsi à cause du monde injuste dans lequel il a vécu; cet homme est le croyant fidèle à Dieu, même s'il meurt comme un pécheur abandonné de Dieu; cet homme est le Fils de Dieu à qui le Père donnera réponse en le faisant passer de la mort à la résurrection.

Pourtant cet événement de la croix, advenu à Jérusalem le 7 avril de l'an 30 de notre ère, peut être vidé de son sens à travers ses métaphores et ses signes; et nous devons, nous chrétiens, rester vigilants pour ne pas finir comme les hommes «religieux» de tout temps, qui ressentent la crucifixion comme un scandale, ou comme les «sages» de ce monde, qui jugent qu'elle est une folie. La croix est la «sagesse de Dieu»; et saint Paul, en forgeant l'expression «le langage de la croix» (1 Corinthiens 1,18), dit que l'événement qu'elle crée est l’Évangile, la bonne nouvelle. Le chrétien n'est invité par la croix ni au dolorisme, ni à la résignation, et moins encore à lire la vie de Jésus à partir d'elle; mais il doit reconnaître que la vie de Jésus et la forme de sa mort, la crucifixion, ont été des récits de Dieu, du Dieu vivant, qui aime les hommes même quand ils sont mauvais, du Dieu qui pardonne à ceux qui lui sont ennemis au moment même où ils se manifestent comme tels, du Dieu qui accepte d'être renié et tué, voulant que le pécheur se convertisse et qu'il vive. La croix dénonce alors aussi le fait que nous sommes mauvais, séduits par le mal, pécheurs et injustes, à tel point que le Juste doive souffrir, être rejeté, condamné et crucifié.
Oui, la croix est devenue l'emblème du chrétien — un emblème parfois exalté de façon triomphaliste, parfois réduit à un bijou décoratif ou dégradé jusqu'à devenir un geste superstitieux, d'autres fois encore banalisé en une métaphore des simples adversités quotidiennes —; mais soit elle demeure le souvenir de l'«instrument de notre propre exécution», pour mettre à mort le «vieil homme» qui est en nous, soit elle est un signe non habité par l'événement, et devient alors une mystification. Luther, méditant sur la croix, et faisant écho aux Pères de l’Église, écrivait: «Il n'est suffisant à personne de connaître Dieu dans sa gloire et sa majesté, s'il ne le connaît pas aussi dans l'humilité et l'ignominie de la croix (...). C'est en Christ crucifié qu'est la vraie théologie et la connaissance de Dieu.»

Tiré de Enzo Bianchi, Les mots de la vie intérieure, Paris, Cerf, 2000.