La raison d'être d'une règle et sa mise en œuvre


1. L’aventure de François d’Assise et sa Règle

Dans le Testament que François d’Assise a écrit, ou mieux dicté, en 1226, à la veille de sa mort, nous avons – comme il l’affirme lui-même – une recordatio, une admonitio, une exhortatio confiée aux frères comme testament spirituel « pour que nous observions mieux catholiquement la Règle que nous avons promise au Seigneur » (Test. 34). C’est certain, ce dernier écrit de François peut être considéré comme le plus authentique, de même que le plus autorisé, avec la Règle, dont il doit toujours être accompagné (« Qu’ils aient toujours cet écrit avec eux à côté de la Règle »: Test. 36): ce texte doit être considéré à l’instar de la Règle même, il doit être conservé intact, sans qu’on en ôte ou qu’on y ajoute quoi que ce soit; tout comme la Règle, précisément.
Dans ce Testament, François fait une anamnèse de sa vie, en mettant avant tout en évidence le début de sa pénitence, lorsqu’il se rendit parmi les lépreux (voir Test. 1-2), et le début de la vie commune, quand le Seigneur lui donna des frères et lui révéla qu’il devait vivre selon la forme du saint Évangile (voir Test. 14): « Et moi je le fis écrire en peu de mots et simplement (paucis verbis et simpliciter), et le seigneur Pape me le confirma » (Test. 15). En très peu de mots, sans aucun détail de circonstance, François raconte et confesse la genèse de sa vocation, cette vie conforme à l’Évangile qui prend forme, ainsi que la rédaction d’une Règle. Le récit est simple, laconique, mais dense de signification, et il parvient à rendre compte de la parabole d’une fondation. François a connu un cheminement très long, qu’il appelle de pénitence, de conversion: ces années ont été celles de la maturation chrétienne et du discernement de la volonté du Seigneur; des années dont François sent qu’elles ont été marquées avant tout par le fait d’avoir été conduit par le Seigneur parmi les lépreux. Cette expérience de charité, il savait l’emmener avec lui (peut-être même poussé par elle) dans les églises où il entrait pour adorer le Seigneur et le bénir, en contemplant la croix par laquelle le Seigneur avait racheté le monde; oui, cette expérience de charité a été le creuset où a mûri la vocation de François.
« Et après cela, je ne restai que peu de temps et je sortis du siècle » (Test. 3). La révélation s’est produite: il devait vire selon la forme de l’Évangile, il devait mener une vie conforme à l’Évangile, davantage encore, une vie la plus conforme possible à celle que Jésus avait vécue humainement. En commençant à vivre cette conformité, François est non seulement une image, une icône visible de pénitent; mais il apparaît aussi comme l’interprète d’un désir qui habitait d’autres chrétiens d’Assise. Pour ceux-ci, François sait faire le récit, par son existence, de la « vie évangélique » qu’ils désirent eux-mêmes mener: le reconnaissant fiable, ils « vont vers lui » et se laissent impliquer dans sa vie.
Dans cette nouveauté, François reconnaît un don de Dieu: « Et après que le Seigneur m’eut donné des frères, personne ne me montrait ce que je devais faire » (Test. 14). Ces mots disent la solitude de François et de ses premiers compagnons; mais ils expriment également une vérité: ce que ces hommes vivaient comme le commencement d’une aventure chrétienne n’était redevable à aucune forme de vie religieuse existante ni à la hiérarchie catholique. Cette urgence de « vivre selon la forme du saint Évangile » était une impulsion qui venait du cœur, donc une révélation, au sens où Dieu avait levé le voile sur sa volonté et l’avait faite connaître à François.
L’expression « vivre selon la forme du saint Évangile » est sans doute un écho de la formule présente dans la Règle de saint Benoît, où il est question de cheminer « per ducatum Evangelii, guidés par l’Évangile » (Prologue 21); cette exigence ne constitue pas une nouveauté absolue, car la sequela Christi est le thème qui traverse et fonde toute les formes de la vie religieuse. Mais ici, chez François, elle prend une radicalité particulière: ce qui est décisif, c’est la forme, qui signifie le contenu et le style de la suivance du Christ. François et ses premiers frères – il faut le dire – cherchent à vivre comme Jésus avait vécu en Galilée et en Judée: ayant tout abandonné (la maison, la famille, les champs…), travaillant de leurs propres mains, exhortant les gens à la conversion, vivant la fraternité comme relation qui a la primauté sur tout.
Et dès qu’il parvint à une certaine conscience de cette forma vitae, reconnaissant qu’elle n’était pas une forme occasionnelle ni épisodique, François « le fit écrire en peu de mots et simplement »: nous avons là l’écho de ce que nous pourrions appeler la « proto-règle ». Elle nous est inconnue, puisque aucun témoignage écrit ne nous en est parvenu, mais il devait s’agir d’un propositum vitae bref et simple, dans lequel apparaissaient peut-être déterminantes ces phrases de l’Évangile capables d’exprimer la forme de la vie fraternelle. Dans la Première vie de Thomas de Celano, on trouve cette information:

Le bienheureux François, voyant que le nombre de ses disciples augmentait de jour en jour, écrivit pour lui et pour les frères présents et futurs, avec simplicité et brièveté (simpliciter et paucis verbis), une norme de vie ou Règle composée surtout d’expressions de l’Évangile, qu’il aspirait continuellement à observer de manière parfaite. Mais il y ajouta quelques directives indispensables pour une sainte vie en commun (Vita prima 32).

Voici donc la « proto-règle », celle que François porte au Pape vers 1209, avec ses compagnons, et sur laquelle on dit qu’il reçut de la part d’Innocent III une confirmation, une approbation orale. Il nous reste difficile de hasarder une hypothèse sur le contenu de cette « proto-règle », et les chercheurs sont bien loin d’être parvenus à une convergence dans leurs résultats en la matière. Je ne m’attarderai donc pas davantage sur cette question, pour rester fidèle à ce qui m’a été demandé, à savoir une réflexion sur l’événement d’une nouvelle Règle, que l’on célèbre au cours de ce Colloque. On peut dire, quoi qu’il en soit, que cette Proto-règle n’a certainement pas été démentie ni par la Regula non bullata, la Première règle, rédigée environ douze ans plus tard (1221), ni par la Regula bullata (1223), confirmée par la sainte Église romaine.