La raison d'être d'une règle et sa mise en œuvre


2. Pourquoi une nouvelle Règle?

Lorsqu’on connaît l’histoire de la vie monastique, puis de la vie religieuse, on est conscient de la pluralité des Règles qui ont été écrites, qui ont été laissées en héritage et qui sont parfois parvenues jusqu’à nos jours. Nous pouvons brièvement rappeler qu’à partir du IVe siècle les différentes fondations monastiques ont été accompagnées par certains écrits législatifs ou canoniques, souvent sous forme de Règles en Occident et de Coutumes en Orient. On pourrait dire que chaque fondation a sa législation propre qui dicte la forme de la vie communautaire, que les Coutumes diffèrent d’une communauté à l’autre, et que seul l’Occident voit s’imposer certaines Règles particulières, comme celles de saint Benoît et de saint Augustin.
Il faut pourtant préciser qu’au moins jusqu’au Concile de Latran II (1139), bien qu’il fût nécessaire de vivre sous une Règle, aucune approbation canonique n’était toutefois requise pour celle-ci: une liberté régnait en matière de régulation de la vie monastique suivant l’inspiration du fondateur. Ce n’est qu’au Concile de Latran IV (1215) qu’il est exigé des nouveaux fondateurs qu’ils assument une des Règles déjà approuvées, ou mieux, attestées et devenues canoniques, en les complétant de normes particulières, inhérentes à la nouvelle fondation. Ce fut ainsi, par exemple, que les dominicains et les servites de Marie durent adopter la Règle de saint Augustin. Mais à François, en vertu peut-être de l’approbation orale reçue par le pape Innocent III en 1209, il fut accordé qu’il adopte, pour sa communauté, une nouvelle Règle, celle qu’il avait lui-même écrite avec l’aide de quelques frères.
Nous pouvons alors nous poser la question: pourquoi une nouvelle Règle? Il est clair que pour tous les fondateurs, bien que de manière différente et avec une intensité plus ou moins grande, la rédaction de la Règle signifie, d’une part, composer un écrit qui soit inspiré par l’Évangile et qui traduise les exigences de l’Évangile dans la vie d’un groupe d’hommes et de femmes; mais cela signifie d’autre part esquisser une forme de vie qui donne un visage à une nouvelle communauté. Il faut le dire clairement: pour tous les fondateurs, la Règle suprême, la Règle des règles reste le saint Évangile. Nous avons un témoignage admirable de cette conscience dans la Règle de Grandmont (1076), dans laquelle on peut lire:

Divers pères nous ont recommandé différentes vies, dans des textes appelés Règle de saint Basile, Règle de saint Augustin, Règle de saint Benoît. Ces Règles ne sont toutefois pas la source de la vie religieuse mais elles en sont des dérivés (propagines); elles n’en sont pas la racine mais les branches; elles n’en sont pas la tête mais les membres. Pour la foi et le salut, il n’existe qu’une Règle des règles, première et principale, dont dérivent toutes les autres comme les ruisseaux de la source: c’est le saint Évangile, … Règle première et principale de la religion chrétienne, l’Évangile, source et principe de toutes les Règles (Règle de Grandmont [CCCM VII,66-67]).

Si ce principe n’a jamais été contesté et si François l’affirme de manière plus explicite et forte dans sa Regula non bullata – « Ceci est la vie de l’Évangile de Jésus-Christ, que frère François demanda au seigneur Pape de lui concéder et confirmer » (Prologue 2) –, il a toutefois été présent dans toute fondation.
En relation avec cette exigence, la genèse d’une nouvelle Règle peut être indiquée de la manière suivante: dans le cœur d’un chrétien habite le désir d’une suivance radicale du Christ, le souhait de reproduire de manière fidèle et conforme sa vie, la vie de Jésus avec ses disciples, cette vie dont les Évangiles nous font le récit et qui est reprise et vécue également par les apôtres après Pentecôte, comme en témoignent ce qu’on appelle les « sommaires » des Actes des apôtres (voir Ac 2,42-45; 4,32-35). Assurément ce désir de suivance peut se synthétiser au travers des mots contenus dans quelques pages du Nouveau Testament. Pour Antoine et pour beaucoup d’autres jusqu’à François, cette forma vitae Jesu s’est avant tout faite éloquente dans l’appel adressé par Jésus à un homme: « Va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux; puis viens, suis-moi (Mt 19,21; cf. Regula non bullata 1,2; Regula bullata 2,5), ou dans les paroles dites aux douze ou aux soixante-dix disciples envoyés prêcher (voir Lc 9,1-6; 10,1-12; Regula non bullata 14). Pour Pachôme et Basile, la vocation reconnue comme un appel à la forme communautaire apparaît décrite dans les sommaires des Actes des apôtres qu’on vient d’évoquer, ces textes qui décrivent la koinonía apostolique. De même, à Bose, après l’arrivée des premiers frères et des premières sœurs, nous décidions d’adopter comme Règle les versets des sommaires des Actes, les considérant suffisamment expressifs de cette koinonía qui pouvait réunir en un seul projet convergent les premiers membres de la fraternité.
L’exorde d’une fraternité est toujours marqué par l’attraction de l’Évangile, et en particulier de quelques pages en son sein qui inspirent la vie commune, ou une forme de mission dans le monde, ou encore une diaconie à vivre à l’égard des nécessiteux. Dans cette optique, le groupe initial cherche à vivre durant quelques années en se référant surtout à celui qui est l’initiateur, à celui qui a été rejoint par les autres. L’initiateur apparaît ainsi comme celui qui porte en lui la capacité de donner voix à une sensibilité convergente parmi les premiers membres; il permet aux autres de reconnaître de manière plus claire le projet de vie qui restait encore confus à leurs yeux; il précède les autres par des réalisations de forme de vie qui s’inspirent de la tradition ou naissent de la lecture de l’aujourd’hui culturel et historique.
Cette période initiale est celle de la gestation, parfois laborieuse, même si elle est normalement vécue avec convergence et enthousiasme. Il faut dire aussi que l’on enregistre souvent, dans cette phase, des ruptures, des abandons ou des détachements de la part de personnes qui choisissent de parcourir d’autres formes de suivance. C’est un temps durant lequel la rencontre et l’échange se transforment en partage, où la recherche devient commune, où la fraternité comme lien entre égaux devient consciente. Surtout la pauvreté initiale, le manque de moyens, la méfiance de la part de l’Église et une certaine incompréhension, voire une hostilité, de la part de la famille ou de la société aident les membres du groupe non seulement à se coaguler, mais à motiver en profondeur les choix et les attitudes qu’ils prennent, et à le faire dans l’aujourd’hui, dans le présent. Il faut reconnaître que, parfois, à l’issue de cette phase, le groupe adopte une hypothèse sectaire, « a-nomique »; d’autres fois, c’est un groupe si fusionnel qui se crée qu’il ne parviendra plus à s’agrandir, surtout s’il reproduira l’archétype familial avec des relations de proximité qui sont en fait incompatibles avec le célibat. En même temps, si l’initiateur possède un bon équilibre humain, il est également possible que naisse un projet de vie religieuse.
Durant ce temps, la relation entre les premiers frères se transforme aussi et évolue: si l’initiateur reçoit la confiance de ses frères et qu’il leur permet de vivre la relation avec lui dans la liberté et l’affection fraternelle, alors une fermentation dynamique se produit, qui conduit à une maturation communautaire marquée par le partage du projet commun. Et ainsi arrive l’heure de la Règle. Le groupe qui a fait l’expérience, même brièvement, d’une forma vitae et reconnaît qu’elle correspond à ses propres désirs et qu’elle est conforme à l’Évangile – qui reste, je le répète, la cause dernière de l’aventure entreprise –, ce groupe, conscient de chercher une nouveauté de vie qui ne peut être décrite par aucune des Règles déjà existantes, pense devoir décrire sommairement et avec simplicité ce qu’elle vit sous la forme d’une Règle qui fixe le minimum indispensable pour la vie commune. Que l’on me permette, à ce propos, de citer la Règle de Bose:

[Frère, sœur,] la présente Règle t’est donnée comme une aide et un instrument pour vivre l’Évangile, et surtout comme un moyen de communion fraternelle. Elle n’entend pas être pour toi une loi, mais une description de vie, sans laquelle une communauté ne peut s’édifier ni réaliser de création commune. C’est sur cette Règle que tu mesureras ton appartenance à la communauté; c’est à travers elle que tu chercheras à confronter ton chemin avec celui des autres. N’aie pas peur de ces directives communes (Règle de Bose 5).

La Règle naît, ainsi, du besoin de posséder un texte qui fixe la forma vitae de la communauté, qui soit éloquent concernant le projet envisagé et entrepris par les premiers frères. Ce qui apparaît nouveau dans la forme de vie est mis en évidence comme une indication à laquelle tous se soumettent, alors que ce qui provient de la tradition de la vie religieuse antérieure est interprété comme une appartenance à une expérience qui a précédé et ne peut être ni négligé ni refusé.
Mais de l’événement constitué par la Règle il faut en particulier mettre en évidence deux effets. Avant tout, quand survient la Règle, elle devient le centre hégémonique de la communauté: c’est la Règle à laquelle tous se soumettent, y compris le fondateur. Il s’agit d’un événement extrêmement important, qui décentre le fondateur et fait de telle sorte que la communauté se donne une autorité objective à laquelle se soumet même celui qui a écrit la Règle, l’a engendrée ou a présidé à sa rédaction. Inutile de dire que, si le fondateur ne délivre pas une Règle, ce sera lui la règle pour les frères, comme cela se produisait dans les implantations des pères du désert: dans ce cas toutefois, il ne peut pas y avoir de création commune ni de fécondité pour le projet. Par ailleurs, lorsque manque la Règle, la tentation de la tyrannie est plus facile, celle du pouvoir excessif de la part des fondateurs; l’absence de Règle peut en outre aussi engendrer l’apparition d’un groupe « diasporique » contenant des éléments anarchiques, parfois intégrés, mais parfois cause de divisions et de fractures.
En second lieu, en ce qui concerne plus spécifiquement la Règle, il faut garder à l’esprit le fait que sa qualité est déterminante pour l’avenir de la communauté: si elle est trop brève et ne décrit pas suffisamment la forma vitae, le fondateur reste le lien décisif parmi les frères, et sa disparition peut provoquer des mouvements centrifuges et de dissolution. Si par contre la Règle est trop étendue et détaillée, elle risque alors de cristalliser les formes, de les fixer dans une précision qui ne supporte pas la dynamique ni l’adaptation aux nouvelles situations: dans ce cas, la Règle perdra sa force performative.
Assurément, les Règles peuvent traverser des décennies et des siècles, comme nous le montrent de nombreux exemples. La Règle de saint Benoît reste ainsi normative après un millénaire et demi, et elle continue de jouer le rôle de vénérable instrument de vie cénobitique, même s’il faut reconnaître que plusieurs de ses parties ne sont plus lues, pas même au chapitre des monastères bénédictins. La Règle de saint Augustin a elle aussi traversé les siècles, mais il est significatif de son essentialité qu’elle ait été à la fois Règle monastique et Règle pour les ordres mendiants. La Règle de saint François a connu elle aussi des vicissitudes particulières, tant en raison de l’approbation papale, qu’en ce qui concerne son interprétation au long des siècles; mais ces éléments dépassent le cadre fixé par le thème de ma contribution.