Le chrétien dans la Lettre aux Philippiens


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c) « L'éminence de la connaissance du Christ Jésus, mon Seigneur »
Le véritable fil rouge de la Lettre aux Philippiens est celui de la connaissance du Seigneur Jésus, un thème qui trouve un vaste écho également dans les autres lettres pauliniennes et, de manière plus générale, dans tout le Nouveau Testament. Sanctifié et saisi par le Christ, le chrétien est appelé à parcourir un chemin de connaissance du Seigneur Jésus. Paul se sent obligé d'insister sur ce thème notamment pour des raisons autobiographiques, des raisons particulièrement éloquentes pour nous aussi, qui partageons ces mêmes conditions: en effet, bien que Paul ait été contemporain de Jésus, il ne l'a jamais connu et rencontré dans l'histoire – tout comme nous! Il a commencé par le haïr et à persécuter ses disciples (voir Ac 7,58–8,1; 9,1-2; 1Co 15,9), alors que la diffusion des premières communautés chrétiennes était déjà bien établie en Palestine et en Syrie.
Et quand Paul écrit cette lettre aux chrétiens de Philippes, qui n'ont connu Jésus qu'à travers la prédication apostolique, quelques disciples qui ont suivi Jésus dans l'histoire et ont vécu avec lui sont sans doute encore vivants: Pierre, Jean, Jacques le frère du Seigneur… Il faut donc le dire clairement: Paul a été un missionnaire, qui, à la différence des autres de son temps, n'a jamais rencontré Jésus sur la terre, il n'a jamais « mangé et bu avec lui », comme le dira Pierre (voir Ac 10,41), il ne l'a pas « entendu, vu, contemplé et touché », comme le dira le disciple bien-aimé (voir 1Jn 1,1). Paul n'a été qu'un « témoin » indirect (voir Lc 24,48; Ac 1,8.22); il est venu après et a dû croire en Jésus en faisant avant tout confiance à l'annonce de ceux qui avaient été ses témoins oculaires. Il est devenu chrétien comme nous, sur la base d'une tradition reçue, en croyant au Christ sans l'avoir vu. Après sa conversion, il est demeuré un certain temps à Damas (voir Ac 9,19), puis dans le désert d'Arabie (voir Ga 1,17), probablement auprès d'une communauté de chrétiens provenant de l'essénisme: il a consacré ce temps, qui n'a pas été de courte durée, à l'approfondissement de la foi à travers l'étude des Écritures, en vérifiant le fait que Jésus Christ était bien celui qui avait été annoncé par les prophètes et qui avait accompli dans sa personne les Écritures mêmes.
Paul a été un disciple, il a eu des maîtres, parmi lesquels les Actes nomment explicitement Ananie, qui l'a baptisé (voir Ac 9,10-19). Pour cette raison, une fois devenu chrétien et fondateur d'Églises, lorsqu'il transmettra aux Corinthiens les deux points capitaux de la foi chrétienne, il parlera de soi comme d'une personne qui transmet ce qu'il a lui-même reçu d'autres:

Pour moi, j'ai reçu du Seigneur ce qu'à mon tour je vous ai transmis: le Seigneur Jésus, la nuit où il fut livré, prit du pain, et après avoir rendu grâce, le rompit et dit: « Ceci est mon corps, qui est pour vous; faites ceci en mémoire de moi. » De même, après le repas, il prit la coupe … (1Co 11,23-25).

Je vous ai transmis en premier lieu ce que j'avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, qu'il a été mis au tombeau, qu'il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures, qu'il est apparu à Céphas, puis aux Douze … Et, en tout dernier lieu, il m'est apparu à moi aussi, comme à l'avorton. Car je suis le moindre des apôtres, parce que j'ai persécuté l'Église de Dieu (1Co 15,3-5.8-9).

Paul lui aussi a donc eu besoin d'une longue maturation, d'une période de formation durant laquelle il a connu le Seigneur Jésus dans la foi; celle-ci passe en effet par la vraie connaissance du Seigneur, alors que la connaissance historique, faite sans la foi, compte bien peu, comme Paul lui-même l'écrira: « Même si nous avons connu le Christ selon la chair, maintenant ce n'est plus ainsi que nous le connaissons » (2Co 5,16).
Mais il faut se demander ce qu'est précisément cette connaissance que la Lettre aux Philippiens présente comme la première tâche fondamentale des chrétiens (et qui comme telle, je ne le dis qu'en passant, devrait être endossée par la pastorale actuelle, laquelle insiste en revanche, de manière plutôt stérile d'ailleurs, sur d'autres priorités…). La connaissance à laquelle Paul fait allusion n'est assurément pas une connaissance intellectuelle, même chargée de formules théologiques vraies, mais c'est une expérience amoureuse de Dieu, de Jésus-Christ, sans laquelle il n'existe pas de véritable relation avec lui. C'est cette « surconnaissance » (epígnosis: Ph 1,9) qui pénètre dans le mystère de l'autre de tout son être: seul celui qui connaît de cette manière aime en plénitude, et seul celui qui aime connaît vraiment! Selon les Écritures en effet, la vraie connaissance passe par l'expérience, elle pénètre dans les choses, elle est faite d'intimité et de communion. Une donnée linguistique peut nous aider, mieux que toute autre, à comprendre, cette réalité: le verbe hébreu qui exprime l'idée de connaître, jada‘, est le même qui indique l'acte sexuel (voir Gn 4,1.17.25, etc.). Par ailleurs, l'immanence réciproque entre la connaissance et l'amour est synthétisée de manière admirable par un oracle du Seigneur dont témoigne le prophète Osée, lequel reprend à son compte de nombreux avertissements des prophètes bibliques: « C'est l'amour qui me plaît et non les sacrifices, la connaissance de Dieu plutôt que les holocaustes » (Os 6,6).
Une précision délicate s'impose ici, qui à mon avis se fait extrêmement urgente: il s'agit de faire attention à ne pas proclamer avec trop de facilité que l'on aime le Seigneur et qu'on désire le connaître, car cette revendication cache souvent le risque de le réduire à une idole d'autant plus aimée qu'elle est un produit de nos mains. Je me réfère au fait qu'il y a aujourd'hui une mode, parmi les chrétiens, à affirmer que « Jésus Christ est un événement », que « le christianisme est une rencontre avec lui », comme si ces slogans étaient d'eux-mêmes l'indice d'une foi solide. Non, c'est là un message trop court: la foi dans le Seigneur Jésus est toujours une foi secundum Scripturas, « selon les Écritures » (1Co 15,3-4), comme nous le proclamons dans le Credo. Sans la médiation des Écritures, le risque est fort de ne pas recevoir Jésus Christ de la tradition apostolique, mais de le créer à notre image et ressemblance, et donc d'en faire une idole séduisante. La connaissance authentique du Seigneur naît d'une écoute assidue de la Parole contenue dans les Écritures, le Livre qui atteste toutes les choses écrites sur lui (voir Lc 24,44), et elle se nourrit jour après jour de l'approfondissement des Écritures: c'est là le chemin qui peut mener le chrétien à « avoir en lui les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus » (voir Ph 2,5).
C'est en ce sens que Paul parle de « la supériorité de la connaissance du Christ Jésus », qu'il appelle ici – pour la seule fois dans toutes ses lettres – « mon Seigneur » (Ph 3,8). L'audace de cet adjectif possessif indique qu'il ne s'agit pas là de la connaissance d'un moment, mais d'une relation de confiance toute personnelle qui amènera Paul à écrire ailleurs: « Le Christ m'a aimé et s'est livré pour moi » (Ga 2,20). Voilà alors que l'Apôtre décrit, comme en une sorte de crescendo, le but de la vie chrétienne: « Le connaître », lui le Christ, puis, en une construction en chiasme, « connaître »:

la puissance de sa résurrection
et la communion à ses souffrances,
lui devenir conforme dans sa mort,
afin de parvenir à ressusciter d'entre les morts (Ph 3,10-11).

Voilà donc l'itinéraire de la connaissance: en premier lieu, contre tout raisonnement chronologique, il s'agit de connaître la puissance (dýnamis) de la résurrection du Christ, et savoir qu'elle contient les énergies qui agissent en nous, des énergies à travers lesquelles même l'impossible peut se réaliser, des énergies qui défont les puissances de mort à l'œuvre en nous. Il y a une expérience bien réelle dans la foi, qui est à la portée de tout chrétien: face à certains abîmes présents en nous, sur lesquels nous n'avons aucun pouvoir, il y a une force qui provient de la résurrection du Christ, laquelle produit en l'homme ce que celui-ci ne pourrait réaliser de ses propres forces, et guérit ce que l'homme n'est pas en mesure de guérir… Sans ces énergies, serait-il possible de vaincre certains vices et certains péchés? Serait-il possible de vivre une vie d'amour fidèle, de vivre la solitude féconde pour le Royaume? C'est grâce à cette dýnamis que Paul pourra s'exclamer dans la Deuxième lettre aux Corinthiens: « Nous sommes pressés de toute part, mais non pas écrasés; ne sachant qu'espérer mais non désespérés; persécutés mais non abandonnés; terrassés, mais non annihilés. Nous portons toujours et partout en notre corps les souffrances de mort de Jésus, pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre corps » (2Co 4,8-10). C'est une sorte de Magnificat qu'avec Paul tout chrétien peut entonner lorsque, se retournant, il constate combien de fois il s'est relevé après être tombé et n'a pas été anéanti même lorsqu'il s'est senti écrasé: il découvre avoir connu une force surprenante qui lui a fait reprendre le chemin même lorsqu'il pensait être au bout de ses forces.
Celui qui fait l'expérience de cette puissance désire également la communion (koinonía) aux souffrances du Christ. Mais il faut être clair: cela ne signifie pas que l'on désire souffrir la flagellation ou la crucifixion. Non, la question est bien plus profonde: cela signifie désirer une conformité telle au Seigneur qui nous aime et que nous aimons, qu'elle nous fait vouloir être avec lui également dans ses souffrances. C'est dans cette optique que Paul pourra relire son labeur de missionnaire et de fondateur de communautés chrétiennes en écrivant: « Je porte partout et toujours en mon corps les souffrances de mort de Jésus, pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans mon corps » (voir 2Co 4,10); il ira même jusqu'à écrire, sur un ton irrité, aux communautés chrétiennes rebelles de la Galatie: « Dorénavant que personne ne me suscite d'ennuis: je porte dans mon corps les marques de Jésus » (Ga 6,17), les signes de la conformité à lui. Aucun dolorisme n'est donc de rigueur, mais une connaissance profonde, qui provoque le désir d'être totalement impliqué dans la vie du Christ, au prix même de la souffrance et de la mort. C'est cette connaissance qui, dans notre lettre, amène Paul à confesser que « vivre c'est le Christ » (Ph 1,21), et ailleurs: « Ce n'est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20).
Et il me plaît de conclure sur ce point en citant une nouvelle fois Charles de Foucauld, qui, dans cette fameuse prière, exprime bien le désir de conformité au Seigneur:

Mon Père,
je m'abandonne à toi,
fais de moi ce qu'il te plaira.
Quoi que tu fasses de moi,
je te remercie.
… et ce m'est
un besoin d'amour de me donner,
de me remettre entre tes mains
sans mesure,
avec une infinie confiance
car tu es mon Père.